Sergueï Loznitsa : « Ces moments significatifs de l’Histoire sont notre routine quotidienne »

Entretien avec Serguei Loznitsa pour la sortie du film L’Invasion

L’œuvre de Sergueï Loznitsa compte parmi les plus importantes dans le cinéma contemporain, mais sa diffusion reste encore à ce jour quasi confidentielle. Depuis sa rétrospective intégrale à Beaubourg en 2020, deux de ses films sont passés par Cannes (The Natural History of Destruction en 2022 et L’Invasion l’an dernier — tous deux en séance spéciale…) ; le premier n’a jamais trouvé le chemin des salles, et le second est arrivé sur Arte, dans la discrétion la plus totale. Il s’agit pourtant d’un film essentiel : Loznitsa adapte sa méthode et filme dans le présent un format sériel de 28 épisodes, de trois à vingt minutes. Il s’agit également d’un film brûlant, qui montre concrètement et frontalement l’occupation de l’Ukraine par la Russie, sans détour formaliste ni latence temporelle. Pour toutes ces raisons, nous avions besoin de nous entretenir avec Sergueï Loznitsa, l’écouter formuler son propre rapport aux images, avec ses propres mots. L’entretien a lieu par visioconférence et en langue étrangère (l’anglais), pour lui comme pour nous, mais cela ne nous empêche pas d’être saisis par un sentiment général d’accablement face à une telle situation politique. Que peuvent encore les images ?

Tsounami : Pour commencer, comment en êtes-vous venu à la forme documentaire et au travail sur les archives ? L’Invasion constitue un changement de méthode : vous créez ces images documentaires dans le présent. Quel chemin vous a-t-il amené aujourd’hui à une telle forme documentaire ?

Sergueï Loznitsa : Tout d’abord, je ne fais pas que des films d’archives ! Ensuite, tout ce qui a déjà été tourné, c’est déjà des archives ! Ça n’a pas vraiment d’importance, c’est juste une manière de nommer des images. L’Invasion est née d’une proposition de Fabrice Puchault (directeur du département société et culture d’Arte France, ndlr). Il m’a proposé de faire un film en Ukraine, sur ce qu’il s’y passe… Et je lui ai proposé de faire, épisode par épisode, cinq, dix minutes, qui décrivaient différents lieux, situations et images de ce qui arrive aux ukrainiens au quotidien en ce moment même, dans mon propre pays. Nous avons commencé à tourner en août 2022, et presque chaque mois, nous tournions dans différents endroits d’Ukraine…

T : C’était donc d’abord une série, et vous l’avez ensuite proposé à la chaîne dans son montage pour le cinéma ?

SL : Oui, j’ai réalisé L’invasion épisode par épisode, et nous avons fait un film de tout cela. Sur la plateforme Arte, il y a 28 épisodes, d’une durée totale de six heures, tandis que le film dure 2h25.

T : Comment avez-vous choisi les épisodes qui seraient inclus dans la version filmique et ceux qui resteraient uniquement dans la série ?

SL : C’est difficile à dire, car j’ai construit la série sur le tournage, d’épisode en épisode, en ayant décidé au préalable quels sujets seraient décrits, et en fonction de ce que nous avions déjà tourné. Donc nous avons véritablement construit ce film au moment du choix des différents lieux de tournages, et des sujets qui y seraient filmés, mais plus ou moins tout ce qu’on a tourné était prévu. Nous avons commencé à filmer à partir du Jour de l’indépendance (le 24 août en Ukraine, ndlr), et nous l’avons filmé deux fois à Kiev. Donc un épisode a été inclus à la fin du film, tandis qu’un autre existe séparément. Mais toutes ces connexions entre les épisodes sont d’abord une continuité à travers les saisons : ça commence à l’automne et se termine l’été. C’est comme une année, un cercle. Avec ces épisodes, j’ai essayé de montrer ce qui était intéressant pour moi, différents aspects de la vie humaine, différents moments significatifs de la vie. Rien de spécial quoi !

T : Ces épisodes traduisent un rapport omniprésent à la mort, particulièrement à travers des cérémonies qui rappellent Funérailles d’État. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?

SL : Vous me posez une drôle de question, car lorsqu’on vit dans un pays où nos voisins, nos amis, meurent en raison de la guerre, c’est un sujet qui existe dans notre vie. Tous les jours, des gens utilisent des abris anti-bombes parce que tous les jours on peut entendre une alarme avertissant de la présence de drones ou de missiles au-dessus de nous. C’est ce qui nous entoure ! Les funérailles, c’est une routine au quotidien maintenant. Malheureusement.

T : Le montage filmique de The Invasion est impressionnant par le mélange qu’il fait de moments importants et collectifs de l’Histoire de l’Ukraine (l’enterrement de soldats, la fête de l’indépendance), avec des scènes du quotidien (un mariage). Et la séquence de la librairie combine les deux, ce qui provoque un profond état de sidération, que l’on retrouve partout dans votre filmographie. Travaillez-vous à cet effet précisément en mélangeant ainsi ces deux registres ?

SL : Mais tout ce que vous décrivez, ces moments significatifs de l’histoire comme vous dites, sont notre routine quotidienne ! Pour vous ce sont peut-être des moments signifiants, mais pour nous, ce n’est rien de spécial, des choses qui arrivent tous les jours… parfois toutes les semaines. Nous avons filmé ce qui a changé dans la vie des gens, comme des enfants qui s’assoient dans un abri anti-bombes, des maisons détruites par des missiles. Les funérailles sont presque quotidiennes, et les citoyens prêtent beaucoup de respect dans la rue pour ces soldats qui sont morts. La séquence des livres, ce n’était pas quelque chose de si spécial, c’était un espèce de mouvement pour retirer des librairies des livres qui ont été imprimés en Russie, c’est une des réactions à cette invasion. Il sera important de le savoir, lorsque cette guerre sera terminée, quand les gens retourneront à la vie normale. Je voudrais montrer comment cela se passe pour les autres pays, tandis que les agressions russes s’étendent vers l’ouest. Comment les gens vivent ensuite…

T : Lorsque nous discutons de votre méthode et de vos films, nous pensons souvent à Frédérick Wiseman ou Chantal Akerman. Ont-ils été des références dans votre parcours ?

SL : Oui, mais je ne peux pas parler de références, ni dire que j’ai préparé mes films en pensant à eux. Mais bien sûr, je connais ces cinématographies. Je me rappelle d’un brillant film de Chantal Akerman, D’Est : je l’avais découvert au milieu des années 1990 lors d’une grande rétrospective de ses films à Moscou, et elle l’avait présenté…

T : Durant ces deux années de tournage, avez-vous perçu un changement dans votre méthode de filmer et monter, ou est-elle restée la même telle que vous l’aviez initialement imaginé ?

SL : C’est plutôt resté la même méthode. Nous utilisions des caméras de manière statique, pour décrire l’espace de la même manière que nous construisons ou racontons des histoires à travers l’image.

T : Qu’est-ce qui vous plaît dans la caméra statique et les plans fixes ?

SL : Parce que c’est plus ou moins l’illusion d’une objectivité. Quand je bouge la caméra, je dois toujours réfléchir à pourquoi la mouvoir, qui se déplace. Un mouvement doit contenir en lui-même sa propre logique. Alors pour ce documentaire, je visais plutôt une description objective des choses.

T : En plus de ce choix d’une caméra statique, on pense aussi à la distance avec le sujet filmé, qu’on voit de très près mais qu’on imagine loin de vous..?

SL : Non ! La caméra est très proche.


T : Ah bon !? C’est impressionnant, car nous n’avons pas le sentiment de voir des personnes conscientes qu’une caméra les filme…

SL : Bien sûr. Mais vous ne vivez pas dans les mêmes conditions qu’eux, vous ne savez pas ce que vous feriez à leur place. Il n’y avait pas de problème avec le fait que la caméra soit proche des gens, ils n’y faisaient pas attention.

T : Vos films sont-ils diffusés facilement en Ukraine ?

SL : Pas encore ! Nous attendons pour le moment. Quand le film sera diffusé par Arte [L’Invasion a été diffusé pour la première fois sur la chaîne télévisée d’Arte le 13 février dernier, ndlr], ensuite, nous pourrons le vendre à la télévision ukrainienne.

T : Même en France, vos films sont difficilement accessibles mis à part sur Arte. Nous n’avons toujours pas pu revoir The Natural History of Destruction depuis sa présentation à Cannes par exemple…

SL : C’est une question à poser aux distributeurs. Mais The Invasion aura droit à une sortie en salle en mai prochain, et sera distribué par Potemkine.

T : Nous voudrions aussi parler de vos films de fiction. Que vous permet la fiction que vous ne pouvez atteindre à travers le documentaire ?

SL : Vous ne pouvez pas tout filmer avec le documentaire. La fiction est une autre manière de raconter des histoires. Je m’y sens plus flexible, c’est une autre échelle.

T : Songez-vous à réaliser d’autres fictions à l’avenir ?

SL : Nous travaillons actuellement sur le son d’un nouveau film… et j’espère qu’il sortira bientôt. Il s’appelle Two Prosecutors, et il est produit par Saïd Ben Saïd, pour SBS, dans une coproduction incluant six pays au total. Nous avons tourné en octobre, et travaillons désormais sur le montage son. Cela se déroule durant l’ère stalinienne, traite des régimes totalitaristes et ce qu’on appelait le système judiciaire. 

T : Est-il relié à votre documentaire Le Procès (2019, ndlr) ?

SL : En quelques sortes, mais aussi à Funérailles d’État. C’est une prolongation de ces films, mais sous forme fictionnelle cette fois. Et je retourne travailler dessus de ce pas !

Entretien réalisé en visioconférence par Nicolas Moreno et Corentin Ghibaudo le 12 février 2025, retranscrit par Corentin Ghibaudo et traduit par Nicolas Moreno

L’invasion de Sergueï Loznitsa, disponible dès maintenant sur Arte