Swann Arlaud : « Le fait de ne rien faire devient extrêmement jouissif »  

Entretien avec Swann Arlaud, acteur de L’inconnu de la Grande Arche 

Un mardi après-midi. Je sors de la station de RER de la Défense, éblouie par le soleil d’automne. Lorsque la Grande Arche prend enfin forme, d’abord silhouette aveugle, le vertige s’installe. À la fois écrasée par la hauteur qui ne cesse de croître à mesure que j’approche et pourtant comme l’impression d’une élévation, la verticalité me coupe le souffle. Ce sera au quatrième étage de l’édifice, juste au-dessus des nuages que je rencontrerai Swann Arlaud pour parler de L’inconnu de la Grande Arche de Stéphane Demoustier, dans la salle de Gaulle. Une rencontre au sommet.

Tsounami : Comment es-tu arrivé sur le projet et qu’est-ce qui t’as motivé à incarner un architecte ?

Swann Arlaud : Je connaissais Stéphane Demoustier depuis très longtemps, il m’a envoyé le scénario que j’ai trouvé absolument passionnant. Je ne connaissais pas du tout cette histoire, avec un point de départ absurde – ce grand concours d’architecture anonyme, on ouvre l’enveloppe pour prendre connaissance du projet gagnant et personne ne sait qui est ce type qui vient de gagner un concours ultra prestigieux. Et après, se déroule toute l’histoire de l’édification de ce cube, de cette Grande Arche. À la lecture, c’était passionnant tout de suite. Le métier d’architecte est abstrait et pose des questions de représentation intéressantes, puisque que contrairement à d’autres métiers qui ont des gestes très concrets, qui sont évidents pour se mettre dans la peau du personnage, l’architecte travaille beaucoup avec une construction mentale impossible à mettre en image. Stéphane m’a donné rendez-vous à une exposition où il y avait les dessins de Paul Andreu,  je suis donc rentré dans le rôle par l’image.

T : Stéphane Demoustier construit beaucoup ses plans à partir de certaines lignes de fuite. J’imagine qu’en plus d’aider à se mettre dans la peau d’un architecte, ça permet aussi de concevoir la manière dont lui-même se meut dans l’espace, dans ses rapports de force avec les personnages notamment, puisque que ce sont avant tout des rapports d’espace. Quel est ton rapport au dessin ?

SA : J’ai arrêté de dessiner mais j’ai fait les Arts Décoratifs de Strasbourg pendant cinq ans, donc j’ai effectivement passé beaucoup de temps à crayonner. Au départ, je me situais plus dans l’Art que dans le cinéma donc c’était comme retrouver quelque chose de mes premiers amours. Je ne dessine plus trop aujourd’hui mais en tout cas, de voir les dessins de Paul Andreu dans lequel on voyait toute la géométrie, toute la structure des projets qu’il voulait mettre en œuvre, je me suis rendu compte qu’il y avait un trait très vivant, assez foisonnant. On voit tout de suite l’esprit qui se cache derrière. Évidemment dans le film, c’est le pragmatique, celui qui a le sens des réalités mais c’était quand même aussi un créateur, un rêveur, un poète. Je ne sais pas ce que j’en ai fait consciemment mais en tout cas c’est quelque chose que je pouvais concevoir, le dessin.

T : Cet aspect existe effectivement, et justement, Paul Andreu incarne un architecte tout en nuances, on arrive à saisir qu’il n’est pas contre les envolées lyriques mais qu’il travaille aussi surtout en fonction de ce que peut la matière. Il a une forme d’intelligence de la situation que n’a pas Von Otto.

SA : En tout cas, il prend en compte le Rêve, l’Idée et se demande avant tout comment la concrétiser. Ça ne suffira pas de la rêver, la question est de savoir comment on la matérialise. Si tu veux suspendre des nuages qui flottent, il va bien falloir trouver des points d’attache les plus discrets possibles, parce qu’ils ne voleront jamais, ces nuages de verre. Tout en restant au service d’une Idée. Il a une vraie admiration pour cet homme alors que lui-même avait présenté le concours. Il n’a pas été choisi mais il n’a aucun problème à admettre que son concurrent a eu la bonne réponse, donc il se met au service de ce qui le dépasse sans ego mal placé.

T : En parlant de rêverie, il y a un fort parallèle entre ton personnage et celui de Xavier Dolan qui joue le Secrétaire d’État. La question quasiment religieuse du Grand Architecte fait en effet surface avec ce personnage. Ce parallèle met en exergue le fait qu’il est au service d’un grand démiurge, le Président de la Nation française lui-même, et son grand projet politique. Ces questions ne sont pas si présentes que cela dans le film et pourtant on y revient par un biais métaphorique très puissant, beaucoup plus ample et plus symbolique, pas seulement au niveau de la politique politicienne.

SA : La dimension politique a tout de suite été abordée. Stéphane m’a dit, à propos de cette fameuse réunion avec Juppé sur la coupe des budgets lors de l’alternance gouvernementale, que pour lui c’était le point de départ de ce qu’on vit aujourd’hui, ce qui avait d’ailleurs certainement commencé avant mais ce moment fonctionne comme un marqueur. C’est vrai que lors de la dernière projection, la salle a beaucoup ri pendant cette scène puisqu’il y a une espèce de raisonnement totalement absurde (Sébastien Lecornu a démissionné de son poste de Premier Ministre la veille de l’interview, ndlr).

Le film est ample dans la mesure où il parle de la création sans être ni trop doux ni trop dur avec ses personnages. On est à la fois d’accord avec chacune des positions mais aussi agacé. Il y a la question de l’intime, puisqu’on voit comment ça peut créer un peu de désordre dans son couple dans la mesure où l’obsession de Van Otto l’amène à devenir complètement détestable avec sa femme. Et il y a tout ce qui concerne le politique. Il fait exister cette triangulaire, la relation entre l’intime et le politique.

T : Ça passe beaucoup par le montage, par exemple ces coupes brutes entre le marbre et les morceaux de chair animale.

SA : Il y a un humour de plan. Un humour filmique.

T : Il se trouve que pour ma génération, une figure comme celle de Mitterrand reste un mythe du passé donc dans notre imaginaire il reste éthéré, il incarne une façon de faire de la politique qui n’existe plus aujourd’hui, d’une manière plus noble si on oublie toute la petite cuisine qu’il y a derrière. Quel rapport au personnage ça crée, d’incarner une pure fiction mythique qui se meut dans la petite histoire concrète de cette construction ? Un mythe errant si j’ose dire.

SA : Mitterrand, c’est l’abolition de la peine de mort, c’est des vraies avancées sociales mais c’est aussi le début de la marchandisation du réel. Mitterrand c’est de mes 0 à 14 ans, donc un personnage très présent dont je me souviens très bien mais en même temps, quand j’ai commencé à vraiment m’intéresser à la politique, il n’était plus au pouvoir. Je n’ai pas de regard expert finalement.

T : C’est vrai que notre génération aussi peu experte retient les grandes avancées qu’il a permises. Mais ce personnage tel que le décrit Demoustier a aussi quelque chose de très normal. Dans le sens où il a l’air très ailleurs, tâtonnant…

SA : Et pourtant il installe une atmosphère très monarchique, qui correspond assez fortement à notre Vème République, d’ailleurs on le voit très bien aujourd’hui. Il arrive avec toute sa Cour, on pense à la construction du château de Versailles. Il a cette idée de laisser une trace. Cette Cour donne une dimension comique mais qui raconte quelque chose sur l’état du pouvoir dans la Vème République qui est en fait maintenue dans un système monarchique. On peut se poser la question de différentes manières par rapport à cette Grande Arche : est-ce que c’était trop gros pour cet architecte et il s’est auto-sabordé parce qu’inconsciemment il ne se sentait pas avoir les épaules ? Est-ce qu’il était trop immature, idéaliste et incapable de faire des compromis ? Ou est-ce que ce n’est pas le Président de la République qui l’a mené à sa perte avec un ego démesuré ? Il y avait les travaux de l’Opéra Bastille, la Pyramide du Louvre, la Grande Arche, tous ces projets qui ont été initiés par Mitterrand. On peut se demander si ce n’était pas aussi de sa responsabilité, cet échec. Même s’il est partagé.

T : Comment as-tu travaillé avec Dolan ? Il est plus sautillant et jeune dans son rapport aux autres.

SA : L’intelligence de Stéphane est d’avoir fait un casting avec des gens qui ont un registre de jeu très différent. Il a choisi en fonction de l’énergie que chacun dégage, et après il a précisé les intentions. Ce qui était super, autant avec Xavier qu’avec Claes (Claes Bang, qui interprète Von Otto), c’est vraiment cette différence de registre. Moi je suis le type silencieux, un peu posé tout en bouillonnant de l’intérieur, avec une colère rentrée prête à éclater à tout instant. Si tu es tout seul pour faire cela, je ne sais pas trop avec quoi ça peut entrer en résonance. Avec un Xavier en face, pendant une scène de réunion où il commence à dire de manière ultra maniérée « oui non mais vous comprenez, Monsieur, vous ne pouvez pas… » tout en fumant et que moi je suis là à côté à ne rien dire, le fait de ne rien faire devient extrêmement jouissif parce que ça rentre immédiatement en contradiction avec l’autre personnage. C’est un plaisir immense parce que c’est plus grand que soi, on se met à imaginer le rectangle de la caméra, et on voit et ressent les forces à l’œuvre, la circulation des énergies. On n’a pas travaillé d’une manière particulière sinon par l’écoute, le jeu sur les tailles aussi. La seule indication de Stéphane, c’était de me dire « tu n’es pas au-dessus mais tu n’es pas en dessous ». Le personnage ne doit pas s’écraser, trouver ce niveau d’égalité et de respect est un vrai enjeu. Tout en laissant la possibilité de dire « vous ne savez pas de quoi vous parlez ». Donc c’est surtout l’intelligence de Stéphane de nous mettre là. Après, ça agit tout seul. Tout était très écrit de toute façon, très peu d’improvisation. Comme c’est très bien écrit, ça ne donne pas envie de retravailler les dialogues.

Entretien réalisé par Zoé Lhuillier,

à la Grande Arche de la Défense le 07 Octobre 2025