Miroir des fantômes

Critique | De l’autre côté (2002) | Événement Chantal Akerman

Toujours cette même démarche d’observer et d’écouter. Des plans frontaux sur quelques humains usés par les frontières. Parfois, un reflet d’Akerman et de sa caméra, de son trépied, apparaissant dans un poste de télévision, comme rappelant le distinguo godardien du champ et du contre-champ, du petit écran et du grand. Car ce que le monde voit, c’est un côté clinquant de la frontière, un rêve américain tout aussi impérialiste que idéaliste et autoritaire, fermé au monde qu’il empeste. Ce que le monde devrait voir, c’est ce qu’Akerman montre. L’autre côté. L’autre espace. Cet autre lieu dont l’invisibilisation de ses habitants rend fantomatiques leur présence humaine.

Filmer frontalement de la sorte quelques individu·es mexicains, c’est forcément nous les placer sous le nez pour que nous nous y confrontons enfin. Le miroir est sans tain. À notre tour de passer de l’autre côté. De les observer. D’observer la situation d’un espace politique imparfait, violent, créateur de souffrance, de danger. Le rythme lent qu’instaure Akerman distribue la répartition des cadres. Parfois, l’on s’attarde sur un témoignage, et parfois on se précipite d’un plan fixe ou d’un travelling à l’autre (lents aussi). Ce juste mélange crée un formalisme cru – le même que dans D’Est ou Sud (avec qui De l’autre côté est parfois accolé en triptyque). Une dure réalité brute, sans cotons ni précautions.

Des murs, des barrières, et l’on s’enfonce dans la nuit, dans ces ténèbres du quotidien, là où les nouvelles caméras font en sorte qu’il n’y ait plus de nuit, plus de passage possible. Les drones aériens, caméras de surveillance, l’idée claire d’un globe sous contrôle, inspections constantes.

De l’autre côté c’est aussi de l’autre côté des puissants. Du côté de celles et ceux qui subissent l’oppression. Les opprimé·es de la frontière, les victimes juste là, devant nous, ou plutôt juste derrière le tracé invisible qui décide de la possibilité d’une bonne vie. C’est un contre-champ qui s’est installé dans le champ. Ce sont des Mexicain·es installé·es, vulnérables, hors du Mexique. Là où les loups blancs et nationalistes rôdent.

Mais De l’autre côté, c’est aussi le compte-rendu formel de toute une filmographie. Chantal Akerman a reproduit, différemment, mais toujours dans le même geste, cet essai de capturer les structures de son monde contemporain. Les rapports de force sociaux et les oppressions sous-jacentes, ordinaires et dures à percevoir sans le recul d’un objectif. Ce film, c’est la parole donnée comme dans Histoires d’Amérique, c’est la difficulté des corps comme dans D’Est, c’est la confrontation entre les États-Unis et l’extérieur comme dans News from Home, c’est une rencontre comme dans Là-bas, une captivité comme dans La Captive et une idée souterraine d’un impérialisme comme dans Sud. De l’autre côté, c’est avant tout du côté d’Akerman, de son travail, de son art, de son long périple à destination d’une vérité latente.  

De l’autre côté de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 23 octobre 2024