Daisy Wood & Natalie Clover

À propos d’Inside Daisy Clover de Robert Mulligan (1965)

Daisy Clover s’ouvre directement par l’une de ses meilleures scènes : Daisy, 15 ans (incarnée par une Natalie Wood qui en a 27), coupe garçonne, est assise contre un mur en bois gris tapissé d’inscriptions, une clope au bec, l’air roublard. Elle se lève soudain, rageuse, et rajoute un gribouillis sur le bois parmi ceux qu’elle a déjà écrit, indiquant qu’elle déteste sa sœur. Daisy Clover sera-t-elle une icône adolescente libertaire ?

Habillée de pulls troués, vivant dans une caravane avec une mère qui n’a plus toute sa tête, elle fout des coups de pied au cul au garçon qui aimerait coucher avec elle et s’imagine vedette de chanson ou de cinéma. Le rêve s’invite dans la réalité, une cassette qu’elle a envoyée à un producteur lui vaut un entretien : elle sera une star. Immédiate transformation : la gamine des rues est grimée en parodie d’elle-même pour un clip, costume criard, casquette gavroche, maquillage suggérant une saleté proprette. Viennent par la suite les belles robes et les beaux chapeaux qui font craindre que le film ne nous vende une transformation façon Allison dans Breakfast Club, qui passe de gothique rebelle à jolie petite fille sage – ce qui serait supposé être une amélioration.

Daisy Clover ne prend heureusement pas cette direction, et ce seront bien les affreuses dérives du star-system hollywoodien, machine à broyer l’altérité qui seront ici pointées. Daisy, mineure, ne pourra prendre aucune décision sans qu’elle ne soit signée par sa sœur, verra sa mère internée de force en maison de santé et devra inventer pour les projecteurs une enfance plus glamour que celle qu’elle a vécu. Son producteur Raymond Swan (Christopher Plummer) lui interdit même de rendre visite à sa mère pour ne pas risquer d’altérer l’image de « petite fiancée de l’Amérique » qu’il lui a soigneusement construit ; et le geste de rage qu’elle lui opposera n’aura pour effet que de la précipiter dans les griffes d’un autre loup (tel qu’il se présente lui-même à demi-mot), le bel acteur Lewis Wade (Robert Redford) qui profite de sa naïveté en se présentant comme une potentielle âme sœur. De tragédies en dégueulasseries, il semble que Daisy, désormais star plébiscitée, n’ait que deux choix pour la suite de sa nouvelle vie : tout envoyer valser ou en crever.

Adolescences brisées

Voir Daisy Clover dans le cadre de la rétrospective Natalie Wood programmée par le Festival de cinéma de La Rochelle permet d’apprécier le film à l’aune de la carrière de son actrice principale. Wood est quelque part cette « petite fiancée de l’Amérique » condamnée depuis La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955), qu’elle tourne à 17 ans, à rejouer régulièrement des rôles d’adolescente rebelle en profonde souffrance, malmenée par les hommes, la société, la famille et souvent tout ça à la fois. Ainsi, Judy, écorchée vive dans La Fureur de vivre, devra se reconstruire une famille de substitution aux côtés de Jim (James Dean) et « Platon » (Sal Mineo) ; Deanie (La fièvre dans le sang, Elia Kazan, 1961) ne se remettra jamais de l’amour sincère qu’elle a vécu avec Bud (Warren Beatty), empêché par la morale et les ambitions de leurs parents respectifs ; Alva (Propriété interdite, Sydney Pollack, 1966) ne rêve que de s’enfuir de son village avec Owen (Robert Redford) mais l’autorité maternelle finira par la faire mourir de chagrin.

Ces histoires en tête, il est plus que troublant de jeter un œil à la biographie de Wood. En 1952, Nicholas Ray, 41 ans, débute avec elle une relation alors qu’elle n’en a que 14 ; 2 ans plus tard, elle doit être hospitalisée suite à un viol de la part d’un acteur-producteur dont le nom n’a pas été révélé. Elle meurt en 1981, à 43 ans, de « noyade accidentelle » et il faudra des décennies pour que l’enquête révèle que son mari de l’époque, Robert Wagner, a fait retarder les recherches du corps et que son cadavre présentait de nombreuses contusions. A ce jour, personne n’a été inculpé dans cette affaire.

Qui a brutalisé Judy, Daisy ? Qui a rendu folle Deanie, qui a tué Alva ? Qui a tué Natalie Wood ? Partout, la réponse semble la même, quelles que soient les variations : des hommes, souvent plus âgés, un système bien huilé auquel ils participent tous volontairement ou non, et qu’on appelle patriarcat. Des pères, des amants, ou parfois comme dans Propriété interdite, des personnages féminins qui ont pleinement intégré une morale à la faveur des hommes. Quelque part, les cinéastes qui ont mis en scène Wood ont eux aussi posé sur elle un regard objectifiant à travers les rôles qu’ils lui auront attribué, l’enfermant dans un rôle d’éternelle adolescente à séduire ou à guérir, chacun des films mentionnés semblant des variations autour du concept de male gaze. Judy ne peut s’émanciper sans la présence rassurante et virile de Jim, Alva ne peut imaginer s’enfuir qu’avec un homme, Deanie ne peut vivre sans un Bud dont les quelques accès de violence ne sont finalement que très peu questionnés. L’affiche du Fema n’échappe pas non plus à ce regard masculin, Wood y étant représentée comme une beauté pâle, quasi-cadavérique, accrochée au cou d’une silhouette masculine.

Daisy Clover s’avère finalement dans ce corpus la seule figure réellement émancipée, son parcours illustrant sans ambiguité le broyage qu’elle subit de la part des deux hommes de sa vie, Swan et Wade, et la nécessité vitale de les envoyer se faire foutre. S’il est permis d’imaginer un happy end, on craint toutefois pour la suite : Clover n’a que 17 ans à la fin du film, mais Wood, qui semblait tout aussi révoltée, est quand même morte prématurément.