Critique | Autostop de Roman Hüben, 2025
Floriane Mésange est une auto-stoppeuse suisse qui a enregistré sur son téléphone plus de 500 conversations qu’elle a eues avec des automobilistes anonymes qui l’ont prise en stop entre la France et la Suisse. Dans Autostop, sélectionné en Compétition Contrebande du FIFIB 2025, le réalisateur Roman Hüben filme Floriane flanquée de deux comédiens, Maxime Gorbatchevsky et Jean-Daniel Piguet, qui jouent et redonnent vie à ces trajets plus ou moins sympathiques ou angoissants, à bord d’une voiture en marche. Dans la vraie vie, l’habitacle de l’automobile agit comme vecteur de confidences et d’intimité entre ces personnes qui se connaissent depuis quelques minutes à peine. Ils se sentent en confiance en sa présence pour refaire le monde, livrer leurs angoisses et leurs espoirs, sans filtre, comme dans un confessionnal. Ici, le caractère ludique de ces situations impromptues, de ces frottements qui naissent de la rencontre, s’élève au carré. Les trois comédiens rejouent ces dialogues en direct avec des écouteurs dans les oreilles – ils sont apparents – qui diffusent l’enregistrement original. Ils s’amusent ainsi des sociotypes rencontrés, se déguisent et se travestissent sommairement : une perruque et des boucles d’oreille suffisent à devenir une femme, une grimace à devenir un pervers. L’imitation comme quintessence du dispositif cinématographique.
A priori, rien ne relie entre elles la collection des scènes retenue par Floriane et le cinéaste, si ce n’est des destinations pas toujours dans le bon ordre. De la même manière qu’elle pendant son propre voyage, on rencontre sans crier gare ces gens tous différents. Le film démarre par exemple sur un simple trajet, avec un homme, rien d’autre, in media res. A cet instant, seule la présence des écouteurs et des cartons explicatifs suffisent à mettre la puce à l’oreille de ce qui se trame vraiment. Au fil de la discussion, on le découvre doublement marié et divorcé, en route vers un rendez-vous amoureux avec sa maîtresse. Il reste toutefois déterminé à planifier une aventure avec Floriane, et pour avoir la paix, elle finit par lui dire de la retrouver sur Facebook. S’il n’y arrive pas, c’est que le destin ne veut pas qu’ils se revoient !
Des pièces de théâtre issues de ce travail étaient déjà montées et représentées, mais ici, dès la fin de cette première séquence, le film laisse entrevoir toute la préparation et les discussions hors du tournage. Briser le quatrième mur donne le sentiment que Hüben n’ose pas aller au bout de son projet, n’ose pas légitimer le film en tant que ce qu’il est : une succession de saynètes entre théâtre et documentaire, seule possibilité esthétique d’un reflet fidèle de la pratique de l’auto-stop, des rencontres plus ou moins importantes dont on finit par rire plusieurs années après, en les caricaturant gentiment comme sur la scène d’un Comedy Club. Lorsqu’arrive la seconde scène avec la famille allemande, l’illusion brisée met un peu de temps à se reconstituer. Découvrir les deux comparses jouer le couple puis leurs deux enfants, visiblement sans connaître un mot de la langue germanique, trahis par leur yaourt entrecoupé de « ja ja schnell », aurait pu être d’autant plus savoureux qu’inattendu. Carcassonne ? Fromage ? Quatre-vingt-dix-neuf ? comme seuls échanges intelligibles auraient suffit pour comprendre de quel bois le dispositif était charpenté. Heureusement, passé son premier tiers, le film regagne confiance et les interruptions qui brisent le quatrième mur et explicitent ainsi la supercherie du dispositif sont plus rares. Plus tard, la rencontre avec un policier propriétaire d’une collection de sabres dans son coffre se plaignant de ses conditions de travail, ou bien un couple de retraité croyant à une théorie du complot sur l’incendie de Notre-Dame de Paris (visant à remplacer le toit par un jardin suspendu) nous fait entrevoir cet échantillon aléatoire de conducteurices français-françaises parfois, helvétiques autrement.
L’on ressent à ses côtés les moments de peur en compagnie de certains hommes, en particulier celui qui lui hurle dessus pour lui faire « une blague » dont aucun d’eux ne pourra se remettre, de joies d’atteindre ses destinations, de silences suivant des moments gênants, et de satisfaction d’apprendre à apprivoiser un conducteur méfiant, qui lui fait passer un « test » pour savoir si elle n’est qu’une odieuse féministe complotant à sa destruction par une plainte fictive. Et si briser le quatrième mur s’avère stérile, rejouer plusieurs fois une même scène permet peut-être d’en conjurer l’angoisse, le traumatisme. Il en va de ce moment en compagnie d’un homme où tout déraille. Trente secondes à peine et le voilà qui demande des faveurs sexuelles. Une centaine de mètres et Floriane saute presque de la voiture au premier feu rouge. La première version tient de Haeneke, avec un Jean-Daniel Piguet taiseux et glaçant, tandis que la seconde joue sur l’idée qu’on se fait d’un pervers : bave aux lèvres, lunettes noires mal ajustées. Puissance des comédiens.
Le film se termine comme il a commencé : en présence d’un homme. Encore eux. Une camionnette fait office de camion. Le routier raconte s’être fait quitter deux fois par ses ex-femmes pour d’autres femmes. Un silence s’installe. Comme pour dissiper la gêne, le routier propose à l’auto-stoppeuse une session karaoké, et voici qu’un autre film de la compétition Contrebande s’achève en chantant Johnny Hallyday.

