Critique | Histoire des ténèbres de Anton Bialas, 2025
Histoire des ténèbres s’impose comme l’ovni hypnotisant de la compétition Contrebande du FIFIB 2025. Premier long-métrage autoproduit d’Anton Bialas, il est le seul film présenté en Hors-Compétition, probablement du fait de dissensions quant à sa sélection, tandis qu’il écoppe d’un classement « interdit au moins de 18 ans », le film contenant des scènes de sexe explicites et non simulées. N’arrivant que plus tard, la séquence d’ouverture présente la mère de l’Europe, Lady Europa. Elle se demande si ses fils vont bien. Néron, Dante Alighieri, le Marquis de Sade, Louis II Ludwig de Bavière, nous transportent dans différents siècles et contextes et se focalisent successivement sur quatre univers singuliers dont l’aspect sensuel invite le spectateur à ressentir, rendre palpable une certaine idée des siècles traversés. Tout ce travail est parachevé par le choix notable d’une pellicule 16mm qui invite le spectateur à une autre posture, ne plus simplement suivre une narration. Ainsi, Anton Bialas interroge notre rapport européen au beau, au sexe, à la folie et à la mort en travaillant la manière dont il s’est construit – dans la violence. Histoire des ténèbres cherche d’emblée l’hallucination car c’est dans le mélange entre la réalité et le désir de ces quatre fils que se fonde l’histoire des peuples, les arts, les guerres, de notre continent.
Le premier des fils, c’est Néron : pendant l’incendie de Rome en l’an 64, il récite ses sermons au milieu de flammes dont les reflets rougeâtres nous suivront tout au long du film. Le second, c’est Dante. Ses écrits toscans, qui brilleront à travers les âges, sont issus de ses rêves, incarnés dans la matière même du film par des fleurs qui parlent et se meuvent librement, tandis que la forêt interminable voit aller et venir des femmes mystérieuses insaisissables. Un monde tantôt apaisant tantôt dédaléen, qui vire progressivement au cauchemar lorsqu’arrive le siècle de Sade, troisième fils. Ici, ce n’est pas qu’un imaginaire folklorique associé au substantif tiré de son nom que le film convoque chez le spectateur mais bien des scènes de sexualité crue qui choquent – le réalisateur qualifiera ces scènes de « normales dans le cinéma underground des années 1970 » à l’issue de la projection. Les actes sexuels flirtent avec la torture, montrent des rapports de pouvoir et de domination réunis dans une scène de fellation qui n’en a que les attours, tant la bouche de l’acteur est objectifié par les gestes brusques et possessifs de son partenaire. On en vient presque à s’interroger sur la nécessité de tant de radicalité dans les images… Tourner le regard ? Pas sûr tant la beauté plastique de l’image – colorée, chatoyante, chaleureuse – incite malgré soi à regarder, peut-être par curiosité malsaine, ou peut-être simplement par une curiosité humaine qui, rendue à son animalité, donne lieu à contempler sidéré un gros plan de défécation sur la poitrine du marquis. La pure expérience sadienne est atteinte car être hypnotisé, ne pas détourner le regard face à ces images, fait précisément devenir sadien.
Ces hommes sont animés par leur foi, qu’elle soit religieuse ou autocentrée. Ils sont dramatiques par leur comportement, envieux d’en finir avec leur époque, d’échapper à une laideur ou à une beauté fantasmée ; c’est donc aussi par leur position d’hommes de pouvoir que leurs pulsions individuelles ont des conséquences à grande échelle. Par exemple, en miroir évident du biopic de Visconti, la mégalomanie de Ludwig – dernier fils –, prince héritier devenu roi de Bavière au XIXème siècle, fera la renommée du compositeur Richard Wagner, dont il sera le mécène, mais aussi l’initiateur du grand château de Neuschwanstein. Le « roi fou » ordonne la construction de ses lieux de vie comme le réalisateur ordonne la construction des décors du film – c’est d’ailleurs Anton Bialas lui-même qui incarne Ludwig à l’écran. Dans un long plan-séquence, le roi se masturbe sur l’idée même de ses créations plutôt que leur réalisation effective : est-ce le souverain, ou Bialas-souverain que l’on voit se satisfaire ?
Si Néron, théâtral par essence, et le marquis de Sade, tragi-comique sadique, ont un imaginaire associé relativement répandu et consensuel, leurs décors n’en sont pas moins filmés et intégrés à un univers presque satanique – l’étrangeté des univers dépourvus de sexe ou de sang s’inscrivent dans un jeu de couleurs dominé par le rouge et le bleu, et permet dès lors la continuité entre les quatre parties. Ces deux histoires sanglantes et perverses naissent sur les fondations des deux autres : l’Italien Dante Alighieri, et l’Allemand Ludwig II, en tant qu’unité commune fraternelle. Tous frères et pères des maux du XXIème siècle, comme le suggère l’insertion d’un plan (d’archive ?) sur des soldats en plein champ de bataille.
La Mère est-elle fière d’eux ? Sa réaction – elle applaudit – laisse perplexe et interroge la position fondamentalement arrogante et impérialiste de l’Europe. Une pancarte nous prévenait en amont : « AINSI VOICI VENU LE TEMPS DES POLITICIENS ! MAIN DANS LA MAIN ILS EXCITERONT LE DÉSASTRE PARMI LES HOMMES. JE LE SAIS. »

