Critique | With Hasan in Gaza de Kamal Aljafari, 2025
Kamal Aljafari travaille comme cinéaste depuis le début des années 2000 – son premier court-métrage date de 2003, son premier long de 2006. Ces films ont certes eu la primeure des plus gros festivals (Berlin, Venise) et des centres d’art (MoMa, Tate Modern), mais pas encore des circuits commerciaux de distribution français. With Hasan in Gaza ne déroge pas à la règle puisqu’à l’heure de sa présentation au FIFIB dans la section Contrebande, et même après sa première à Locarno, aucun distributeur ne semble pour le moment s’être positionné pour une sortie en salle du film. Est-ce à penser que ce montage d’images exfiltrées de Gaza en 2001 ne pourrait trouver sa place que comme un « objet d’art » ?
Avec Hasan, un guide local, Kamal Aljafari traverse en voiture la bande de Gaza, de Jabalia jusqu’à Rafah. Il n’a pour seule arme qu’une petite caméra que Hasan lui intime de ne pas pointer vers les soldats israéliens – question de vie ou de mort. Déjà en 2001 l’image de Gaza ne peut être que clandestine, réduite à des bouts de rushs tremblants qu’on filme depuis l’intérieur d’un habitacle en mouvement. Cet endroit ne peut pas être filmé et ses habitants le savent : apparaître dans un film projeté en Occident, c’est signer son arrêt de mort – on pense bien sûr à Fatma Hassouna et sa famille, assassinés chez elle par des frappes israéliennes ciblées, au lendemain de la sélection du film Put Your Soul on Your Hand and Walk au Festival de Cannes, à l’ACID. Il en va ainsi de cette scène où Kamal Aljafari filme un jeune palestinien qui parcourt et décrit les ruines de sa maison détruite par un bombardement : il insiste pour ne pas être filmé pour ne pas se voir annuler son laisser-passer de travail, tandis que le cinéaste tente de le rassurer. « Le film ne sera montré que dans quelques années, loin d’ici, ne crains rien ». Est-ce que les raisons de ce refus pourraient aussi tenir d’une dignité qu’il ne veut pas perdre tout à fait, ne pas être victimisé alors que tout crie à une injustice insoutenable, indescriptible ? Le fardeau devient trop grand lorsque l’œil de la caméra apporte son miroir, et tandis que pour les adultes, ne pas être filmé préserve, pour les enfants, l’être est un cadeau, un rappel à la joie, au plaisir simple de jouer avec soi, avec ce qu’on sait être immortalisé de soi. Ainsi tous les jeunes enfants que Kamal Aljafari croise réclament d’être pris en photo – la présence de caméras est tellement rare qu’un objectif braqué sur soi ne peut forcément prendre qu’un unique photogramme. On tente de fixer son existence quelque part car tout l’environnement gronde qu’elle ne tient qu’à une bombe lâchée trop près de soi, qu’à un tir de soldat trop pressé de tuer son premier enfant.
Les images de With Hasan in Gaza sont étranges. Elles sont non-narratives, prises radicalement au présent – présent vieux de vingt-cinq ans –, des bouts indépendants d’un projet pas tout à fait défini, comme des repérages pour un futur « vrai » film. Et pourtant, il y a cette mention de Kamal Aljafari, au présent du tournage, de faire de ces images quelque chose dans le futur, comme s’il savait que l’horreur arriverait un jour, que ce qu’il filmait était voué à l’extinction. Il s’improvise presque archiviste au moment même de la prise de vue alors même que l’archive se pense plutôt comme un document qui n’anticipe sur rien. Ces images de Gaza sont des archives sans en être. Archive à double titre : images du passé, mais plus important, images d’un passé qui n’est plus, images de gens probablement morts dans les 2 ans qui ont suivi le point de départ qui n’en est pas un. Et pourtant pas des archives : un documentaire qui aurait pu exister sous cette forme déjà à l’époque en 2001. De cette heure quarante à déambuler en voiture dans un lieu dont peu d’informations et d’images aussi brutes – sans commentaires, longues, sans les coupures des reportages – ne nous parviennent, on tire une sensation d’attention extrême. Chaque coin de rue est un trésor, chaque visage qu’on aperçoit, chaque bout de bâtiment, agissent comme un rappel que tout ça a bien existé, que ce lieu a vécu, que ces gens vivaient. Et pourtant un malaise gronde. Les tremblements incessants de la caméra portée sont-ils une contingence du tournage ou bien la marque d’une fébrilité qui traverse tous les habitants ? La mort plane, comme dans cette longue séquence de nuit où l’hôte décrit les bruits des tirs qui résonnent en fond sonore. « Reste là 5 minutes, tu pourras filmer la riposte, les obus palestiniens sonnent plus aiguës que ceux tirés par Israël ». Dehors, des hommes se reposent dans la chaleur de la nuit.
With Hasan in Gaza ne peut pas être un objet d’art pour la simple et bonne raison que Gaza et ses habitants ne peuvent pas être un ouvrage qu’on contemple, une vidéo devant laquelle on passe au musée, redoublant l’indifférence crasse de l’Occident à l’égard des vies qui continuent de s’éteindre. Ce documentaire ne peut exister que par le cinéma, cloué dans son fauteuil, les yeux rivés sur des images qui transpirent un réel recouvert d’un voile sombre et fantomatique.

