Journal de bord | Festival San Sebastian – Jour 3
Avoir les yeux plus gros que le ventre, ça tombe plutôt bien quand on regarde trois ou quatre films par jour. C’est en revanche décevant quand, au buffet, il reste encore des œufs au plat mais il manque de place dans l’estomac. Se faire vomir ? C’est so 2007. Je m’achèterai donc des croquetas dans la journée. Pour le réconfort.
Le Successeur de Xavier Legrand
Notre travail sur les films commence bien avant que nous les voyons : il y en a que nous attendons depuis des années, d’autres que nous redoutons, certains que nous découvrons en y allant en reculons… et cela compte énormément. Xavier Legrand est connu pour son premier long métrage à succès, le très tenu Jusqu’à la garde, avec Léa Drucker et Denis Ménochet. Avant d’entrer dans la salle pour son nouveau film, je sais que 1. Le Successeur a pour personnage principal un homme qui travaille dans la mode 2. il sortira en France en février. Le film est donc excitant sur le papier, il peut s’aventurer dans à peu près n’importe quelle contrée cinématographique et, surtout, sa sortie lointaine m’assure de l’importance du travail critique. Quand on est parmi les premiers à découvrir un film, quand l’opinion générale ne s’est pas encore constituée, on découvre le film comme on saute dans le vide.
Le Successeur aura été un film sur la haute couture pendant : quatre minutes. Ensuite, il n’est fait que d’aberrations et retournements de situation inimaginables. Alors qu’Ellias présente sa première collection à la tête d’une grande maison, divers problèmes personnels (des crises de panique qui le touchent au cœur, la mort de son père avec qui il n’avait plus de rapports) le conduisent au Canada, où il doit se mettre en retrait quelques jours. Il vide la maison du défunt, y découvre une vie entière de laquelle il fut absent tout du long, rencontre le seul ami de son père… Le film sociologique espéré sur le milieu de la mode devient peu à peu un film psychologique classique porté sur le deuil. Quand tout à coup, un premier retournement de situation majeur inexplicable et qui restera inexpliqué : le père d’Ellias renferme un lourd secret dans sa maison. On pouvait basculer dans l’horreur, on en gardera seulement les screamer ; on pouvait explorer comment se présente le deuil lorsqu’on découvre la véritable nature de l’être décédé, et on en fera simplement un film cynique et incohérent. Pourquoi les héros n’appellent-ils jamais les secours quand une situation dégénère ? Pourquoi ne demandent-ils pas de l’aide avant de devenir eux-même complice ou coupable ?
Que la cohérence démissionne, pourquoi pas, si c’était pour mettre le récit au service d’une autre idée de mise en scène. Mais ici, à mesure que le film dévoile ses intentions, le voilà qu’il se conforte dans une vision cynique du monde, sans la chirurgicalité de Haneke, sans la puissance du séquençage de Franco. Et c’est dans cette différence que cultive Le Successeur que le cynisme au cinéma devient abject : l’horreur des hommes n’a pas de source ou d’explication, elle n’est qu’un truc de scénariste. L’acte final s’amuse même à poignarder une seconde fois ses personnages par une nouvelle révélation poussive, par amour simple de la torture. C’est un film creux, dont le sujet est la méchanceté gratuite, dont le sujet est traité méchamment et gratuitement, sans jamais réfléchir par delà les fiches-personnages. Un film dégueulasse et mal rythmé qui, en gros, dit que les hommes naissent méchants et qu’on ne peut rien y faire à part pleurer.
Je sors de la séance déboussolé par ce que je viens de voir. Me rue en salle de presse pour écrire sur les films de la veille et avaler un sandwich en quelques minutes. Au regard du temps restant avant ma prochaine séance, je décide d’aller au bar à côté du cinéma et d’y boire un verre de rouge. Un vaso fresco de tinto. Pendant que je me délecte de ce breuvage, nostalgique de mon pays natal, j’apprends que les trois autres séances de ma journée sont en anglais avec des sous-titres espagnols. Ma nostalgie s’élève au carré et je termine mon canon. À l’attaque !
Memory de Michel Franco
Le cinéma de Michel Franco n’a pas bonne presse en France. Il est souvent qualifié de pervers, cynique ou salaud avec ses personnages. Peut-être leur rétorquerait-il, mais par leur matérialisme exacerbé, ses films ne rendent-ils pas compte d’une certaine aisance bourgeoise insupportable par laquelle tout problème trouverait une solution dans l’argent (Sundown) ? De la complexité et la mise en concurrence involontaire d’une mère et sa fille adolescente lorsque celle-ci devient mère à son tour (Les filles d’Avril) ? S’il fallait faire un reproche à ce cinéma là, celui-ci tiendrait plutôt à la volonté du cinéaste de créer un système au tout répondant, favorisant l’essentialisation et l’explication systématique. Autrement dit, les films de Franco sont tellement contrôlés et millimétrés que tout a une fonction propre et sert en permanence de justification. C’est un cinéma qui ne laisse aucune place à l’imprévu. L’ignorance est interdite.
Memory avait tout pour inquiéter, sensation justifiée par une scène inaugurale où différentes personnes chantent les louanges de Sylvia (Jessica Chastain), assistante social membre des alcooliques anonymes. Le portrait sociologique, ses antécédents traumatiques et ses combats à venir semblait déjà se profiler. Même constat pour le systématisme de la mise en scène de Franco : Sylvia part d’une fête, un homme la suit. Nouvel indice pour aider le spectateur à découvrir la nature de ses blessures intimes : une scène à l’interphone avec un plombier (« ce devait être une femme » lui répondra-t-elle) et les multiples serrures de sa porte qu’elle ouvre et referme immédiatement, systématiquement. Pourtant, quelque chose d’insoupçonné et de nouveau s’immisce dans le film. Les plans fixes et la sur-signification des détails demeurent la règle, mais en quelques mouvements de caméra et allers et retours dans l’appartement de Sylvia, la vie semble reprendre peu à peu ses droits. Tout cela, à la manière simple et décomplexée de Saul, une vieille connaissance à elle qui a perdu la mémoire. À la première discussion, elle lui reproche de l’avoir agressé sexuellement quand elle était à peine âgée de 12 ans. Il ne s’en souvient pas. Serait-il en train de lui mentir pour se dédouaner d’une telle atrocité ? Elle le laisse désemparé dans le parc et puis s’en va. Et puis revient, prise de remord, se sentant l’obligation d’être plus forte et intelligente que ces bêtes. Et puis elle retournera le voir. C’est insensé, c’est idiot, mais c’est justement dans cet imprévu que se joue le vacillement de la vie lui-même. Et puis ils tomberont amoureux. Et puis, naturellement, ils essaieront de faire l’amour.
À quoi pense une femme qui a été victime de violences sexuelles par le passé lorsqu’elle veut prendre du plaisir avec un homme en qui elle a confiance ? Dans le regard hésitant de Jessica Chastain, à ce moment précis, le dispositif formel de Michel Franco semble enfin trouver son équilibre : la détresse se mêle à l’ardente volonté, les yeux fuient puis reviennent s’accrocher sur l’homme qu’elle désire, la caméra les accompagne pendant qu’ils se déshabillent et se mettent au lit, qu’il rentre en elle, qu’elle essaie de relâcher les pressions et qu’elle revient infatigablement, à mesure qu’il l’enferme dans ses bras, lui au-dessus d’elle… Michel Franco, humaniste de l’année ? C’est bien ce que suggère cette histoire d’amour invraisemblable, sauvée dans son final par la fille géniale et attentive de Sylvia ! Car après le temps de la maltraitance sur une personne amnésique, après les agressions sexuelles subies par des jeunes et son père dans son enfance, vient un temps où ces âmes meurtries trouvent du réconfort dans l’autre, de la satisfaction dans les petites choses. Accepter le même plat que d’habitude sans se rappeler de ce que c’est, éteindre son aspirateur et voir l’être aimé apparaître à nouveau dans son appartement… Il est en train de se passer quelque chose qui les dépasse, qui nous dépasse.
The Royal Hotel de Kitty Green
Un honnête slasher a ça pour lui d’être sans prétention et divertissant. C’est en son creux que se révèle sa richesse, par les stéréotypes qu’il véhicule à travers ses personnages, par l’origine du mal et le déploiement de la violence qu’il propose. Souvent, ces films sont une aventure en terre inconnu. Et encore plus souvent, il s’agit de jeunes citadins qui se retrouvent confrontés à un monde qui leur est inconnu, le monde beauf. Très peu de mépris, simplement du malaise et de l’ignorance exacerbés par une esthétique kitsch et violente. The Royal Hotel n’a rien de tout ça : il n’a pas la décence de divertir, et encore moins l’humilité de prétendre à peu de choses. Hanna (Julia Garner) et Liv (Jessica Henwick) sont deux anglaises qui voyagent en Australie, deux étudiantes du monde connecté qui désirent en savoir plus sur le monde avant de s’en couper définitivement et travailler dans un secteur sans doute très intéressant, qui ne concerne sans doute pas de monde, mais qui rapporte sans doute pas mal d’argent. Ajoutez au tableau les nécessaires bonnes intentions de la cinéaste : elle est elle-même australienne, elle réalise forcément une critique intelligente de son propre pays, cela ne peut pas être du mépris…
Il n’y a rien à tirer de la friction de ces deux mondes si ce n’est une bêtise généralisée. Des deux côtés, les positions resteront inchangées. Comprendre : l’autre semble ne jamais être l’horizon. Etrange pour un film dont le point de départ est le voyage de deux copines en quête d’ouverture sur le monde. Creusant continuellement les clichés, The Royal Hotel en vient même à se prendre les pieds dans le tapis et n’assume jamais le regard féministe qu’il aimerait porter sur ses protagonistes. Le comble survient alors dans ce final téléguidé et insupportable dans lequel Hanna se retrouve à gérer seule le bar de l’hôtel tandis que son amie se soûle (qui ferait ça en milieu hostile ?). Lorsqu’elles sortent la hache et le briquet, les deux femmes semblent oublier que par leur acte égoïste, elles mettent dans l’embarras la gérante du lieu, elle aussi victime du machisme des beaufs australiens. Quel culot d’oser conclure son film par les deux femmes marchant droit vers la caméra tandis que l’hôtel crame derrière elles ! Une telle forme putassière d’empowerment semble d’abord être l’affaire des blanches bourgeoises, et très peu une question féministe intersectionnelle.
Dumb Money de Craig Gillespie
Cohérent n’est pas synonyme de conséquent. Dumb Money en est la preuve. Prenez l’affaire GameStop, soit un micro fait-divers comme seule l’Amérique sait en créer, une de ces minuscules frayeurs financières qui a sûrement suscité plus d’émotion sur Twitter qu’à Wall Street. Des internautes se sont enrichis sur le dos de traders ? En bonne société capitaliste vertueuse, les États-Unis n’en avaient pas fini d’essorer la pompe à billets qu’elle venait de découvrir dans cette chaîne de magasins spécialisés en jeux vidéos : elle pouvait encore en tirer un film un peu bê-bête mais fructueux, suffisamment rapidement pour que GameStop résonne encore chez les cibles potentielles comme « le truc sur Reddit qui a explosé en bourse il y a un ou deux ans ». Mais alors, comment attirer les d’jeuns au cinéma et leur faire les poches ? En pensant le film par le marketing que l’on pourra en tirer. Au commencement était le troll, et le troll était avec Internet, et Internet avec le troll. L’esthétique sera gouvernée par les memes et TikTok. Si ton spectateur est aveugle, conforte-le par ta bande originale : WAP de Cardi B, HUMBLE de Kendrick Lamar. Espère qu’ils soient encore cool plutôt qu’has been. Et si ton spectateur est un puriste de la pop culture, optimise ton casting. Renonce aux re-sta, embauche plutôt des stars. Tes apôtres seront Seth Rogen et Paul Dano. Peu importe que le film soit bon ou pas tant qu’il sera vu, remboursé, rentabilisé. En ce sens, de par la vitesse hallucinante de sa production et le mépris total qu’il éprouve à l’égard du cinéma, Dumb Money est une adaptation au carré : c’est-à-dire à la fois de l’affaire GameStop et de sa propre genèse.
En roue libre, le film se permet toutes sortes d’extravagances, constamment vidées de toute substance politique ou de regard sur son propre sujet. Les anticapitalistes y verront un film anticapitaliste, les autres y verront une comédie-défouloire où il n’y a rien à comprendre sinon que la bourse est un jeu dangereux auquel vous ne serez jamais invité, et puis de toute façon on s’en fout parce qu’on est d’abord venus pour passer du bon temps (option cinéma), ou regarder un film sans prise de tête (option plateformes de streaming). Quelle que soit le moyen de visionnage, il vous est demandé de déposer le cerveau à l’entrée et de venir le récupérer juste avant le début du générique, lorsque les fameux panneaux noirs finaux expliqueront ce que les scénaristes ont eu la flemme de mettre en scène. S’il n’y a presque rien à sauver dans ce film populiste, son seul intérêt réside dans la performance d’acteurs que l’on aime voir à l’écran, surtout lorsque Paul Dano et Seth Rogen s’échappent des drames spielbergiens ronflants pour s’amuser comme deux benêts en foire. Un plaisir régressif certes, qui alerte tout de même sur la fâcheuse pente que prend l’humour américain. Où sont passées les comédies hautes de plafond ? On le voit bien, Rogen n’est plus vraiment lui-même lorsque Judd Apatow n’est pas dans les parages. Emmanuel Macron visait juste sans le faire exprès quand il émettait l’hypothèse d’ouvrir la salle de cinéma à autre chose que les films, car Dumb Money ressemble plus à un match de foot au Vélodrome un soir de classico qu’à une expérience esthétique digne de ce nom.