San Sebastian Jour 2 : le visage de Devos, les trésors enfouis de Ruiz

Journal de bord | Festival San Sebastian – Jour 2

Sortir de ce merveilleux lit king size demande un effort surhumain, que j’accomplirai à l’unique condition de tester le petit déjeuner proposé par l’hôtel. Partir de ce merveilleux petit déjeuner proposé par l’hôtel demande un effort surhumain, que j’accomplirai à l’unique condition d’aller voir les nouveaux films de cinéastes d’auteurs contemporains : Matteo Garrone, Hirokazu Kore-eda, Joachim Lafosse. Reposé et bidonné, le critique s’en va au cinéma comme il serait parti à la guerre il y a cent ans.

Moi, Capitaine de Matteo Garrone

Moi, Capitaine, de Matteo Garrone (© Biennale Cinema 2023)

Filmer le parcours complet d’un immigré, donner du corps au mot donc, est dangereux pour deux raisons : toute esthétisation (même malencontreuse) du personnage reviendrait à faire passer la nécessité pour du courage et consisterait en une profonde incompréhension des enjeux politiques ; toute tentative naturaliste de présenter avec détails le fonctionnement des multiples dominations à l’œuvre (de l’ordre international aux passeurs) risquerait d’apparaître comme une complaisance envers la violence subie. Mateo Garrone, tout à fait conscient de cela, évite plutôt bien ces deux écueils. Mais que reste-t-il à montrer alors ? L’impasse est typique d’un cinéaste qui choisit un sujet politique, d’un cinéaste qui n’a rien de politique dans sa démarche à traiter de ce sujet.

Car filmer l’intégralité du périple, c’est d’abord ne s’attarder sur rien et faire de chaque étape un palier. Proche du jeu vidéo par son séquençage, Moi, Capitaine est ponctué par une musique didactique épouvantable : quand la vie est très triste, la musique est très triste ; quand la vie est un peu heureuse, la musique est très heureuse (maximisation de l’émotion). Chaque tranche de vie passe pour une supercherie scénaristique visant à préparer le niveau suivant (le passage chez les passeurs notamment), lesquels apparaissent avec des fondus dignes de la première version de PowerPoint. Et par cette interdiction éthique que le cinéaste se fixe pour préserver superficiellement la dignité de ses personnages, le film se voit censuré des quelques scènes les plus intéressantes, les rares à dépasser les clichés rabâchés sur l’immigration : il ne sera rien montré des prisons et des salles de torture détenues par les mafias libyennes. Pire encore, le film fuit parfois les problématiques matérielles de son personnage en ayant recours à d’ignobles deus ex machina, tel cet esclavagiste au grand cœur qui paie volontiers le voyage de Seydou et son camarade jusqu’à Tripoli pour les remercier d’avoir bâti une si belle fontaine au milieu de son jardin… Parsemé d’envolées lyriques inappropriées, le mirage d’une migrante aux pieds brûlés dans le Sahara qui se mettrait soudainement à voler enfonce le clou de l’indécence et signe l’abandon de poste d’un metteur en scène soucieux et conscient de son propos.

L’immigration est ainsi filmée comme une (triste) aventure, et se solde dans un segment en mer où le jeune immigré devient pilote et commandant du navire de fortune, responsabilité qui lui a valu un rabais auprès des passeurs. Dans ce final en état de transe, l’Europe fait apparaître de premiers sourires et efface en un claquement de doigt les douleurs (une jambe qu’il fallait opérer en toute urgence, un accouchement dont l’imminence cesse). Terre d’accueil fantasmée, cette Europe est dans le récit un véritable point aveuglant, supposée cacher sous le tapis tous les nœuds politiques désertés par le récit. Toute la douleur subie est pardonnée (se fait-elle légitimer ?). Maman ne me manque plus (finira-t-elle par comprendre et être fière de son fils ?). Quand Seydou hurle qu’il est le capitaine du bateau et qu’il a conduit tous ces immigrés en Europe sans qu’un seul ne meure, la sublimation de son visage se rêve en un happy end politique et subversif. Il n’y a pourtant rien de plus européen, facile et confortable que ce film bien intentionné faisant de l’Afrique une autoroute migratoire déguelasse.

En sortant de ce calvaire de deux heures, la chaleur frappe vite et fort. Je décide de partir à la recherche de la salle de presse. Scan de badge, guichet, scan de badge, escalator, scan de badge, on m’ouvre une porte… et je tombe sur un cocktail. On m’offre du fromage et des brochettes de porc au pesto, un serveur m’apporte une bière. J’essaie de comprendre où j’ai mis les pieds, en vain. Je me dirige alors vers la salle de presse (comprendre : des tables avec des chaises et quelques prises autour d’un stand de distribution gratuites de boissons chaudes Lavazza), et croise un comparse français. Il m’indique que la restauration d’un film perdu de Raoul Ruiz vaut le coup. Je regarde les horaires de séance et décide à la simple écoute d’un autre critique d’échanger ma séance de Monster de Kore-eda contre ce film rare. De toute manière, Grégoire en avait déjà parlé à Cannes, ça ne m’intéresse guère, et puis ce réalisateur se débrouille systématiquement pour réduire comme une peau de chagrin la complexité de ses scénarios. C’est décidé, je m’envole pour le Chili !

El realismo socialista de Raoul Ruiz

El realismo socialista de Raoul Ruiz (© DR / San Sebastian International Film Festival)

L’avantage, quand on connaît mal un cinéaste adoubé, c’est qu’il n’y a plus aucun problème pour être sceptique ou déçu. El realismo socialista appartient à cette catégorie de films dont la genèse est tout autant voire plus intéressante que le film en lui-même. Tourné par Ruiz au Chili en 1973 avant le coup d’État de Pinochet, ces quelques bribes de film montrent le fonctionnement et les problèmes auxquels sont confrontés les camarades, notamment à propos de l’Unité Populaire et son soutien à Allende. D’une durée de 78 minutes contrairement aux 4h30 annoncées sur quelques sites en ligne, le film est en réalité le résultat du travail de restauration et d’assemblage de Valeria Sarmiento qui, 50 ans après le tournage de Ruiz, a retrouvé et monté les images. Le maturation du documentaire au cours du temps et sa soudaine résurrection nous sont alors imposées comme prisme de lecture unique, comme si les séquences se devaient nécessairement de renvoyer aux questions politiques de la gauche actuelle. Les cicatrices de l’œuvre originelle sont visibles et rendent d’autant plus belles et précieuses les chutes qui ont survécu au temps. Certes. Mais en l’espèce, le documentaire conserve un goût amer d’inachevé.

Quelques personnes discutent politique et lutte des classes. Le débat dérive rapidement sur le problème stratégique à mener la lutte pour le prolétariat en son nom quand on n’y appartient pas, et les moyens à disposition pour favoriser la prise de conscience de sa capacité révolutionnaire. Les images sont brutes et le documentaire se pare peu à peu d’un regard ironique sur ces communistes qui n’ont que le mot « camarade » à la bouche et qui se querellent gentiment autour d’une table pour savoir qui de la table est le moins bourgeois. Très peu de commun entre ces différents aspirant à la même utopie, si ce n’est un mot, qui n’a jamais semblé autant galvaudé. Comment la camaraderie, vue comme l’aplatissement à l’horizontale de l’ensemble des intérêts particuliers, pourrait conduire à la révolution ? Ici, la présentation des différents corps politiques de la gauche chilienne trouve son sens au montage : chaque unité spécialisée (les poètes notamment) ne pense qu’à son domaine et échoue à penser globalement la lutte. Satirique et déprimant à la fois, le documentaire s’articule finement autour de cette question de l’organisation, quand bien même il manque cruellement de temps et d’autres séquences pour parvenir véritablement à son but. C’est peut-être ce même temps qui a passé qui finit par écraser El realismo socialista et l’empêche d’atteindre sa pleine puissance, le réduisant ainsi à un document historique, qui vaut d’abord pour l’importance de sa redécouverte plutôt que pour sa puissance propre, qu’on sait perdue à jamais. À moins que dans 50 ans…

Un silence de Joachim Lafosse

Emmanuelle Devos dans Un silence de Joachim Lafosse – © Films du losange

Il faut un certain temps pour entrer dans Un silence, pas tant pour en saisir la complexité mais surtout pour savoir de quoi il est question. À commencer par le titre, tout d’abord : du silence de qui parle-t-on ? Celui de François (Daniel Auteuil), avocat sur une affaire médiatisée de réseau pédophile, et qui décide d’en sortir de manière contrôlée, faux air d’Al Pacino à l’appui, en se présentant volontairement à la horde de journalistes flanqués devant chez lui ? Ou bien celui de la famille qu’il défend, complètement absente et invisibilisée par le film lui-même ? Ou peut-être celui du reste de sa famille, sorte d’excroissance insécable à sa vie d’avocat, et qui fait ici office de tampon et d’arrière base à la pression médiatique à laquelle il est confronté ? Avant que cette première question trouve réponse et fondement, le film étale discrètement le fonctionnement tacite du ménage : Astrid (Emmanuelle Devos) passe le plus clair de son temps dans cette somptueuse maison et s’attache à ce que la famille soit fonctionnelle tandis que leur fils, adopté, sèche les cours et traîne en ville à bord de la décapotable. Et c’est cette femme qui, en voiture, suscite le lien familial, la cohésion. Dans la scène inaugurale, la mise au point sur le rétroviseur met son visage en vedette, se concentre déjà sur elle uniquement. Dans ce film à acteur, quand bien même Daniel Auteuil inspire l’insécurité du personnage qu’il jouait dans Caché (Michael Haneke, 2005), c’est toujours au service d’Emmanuelle Devos, merveilleuse dans ce rôle d’auto-persuasion. Même lorsque le film détaille le rapport étrange que le fils entretient à la pédopornographie, c’est encore la manière dont la mère raconte le récit familial qui impressionne.

Mais à mesure que le mystère autour de ce silence se délie, le film s’accroche progressivement aux gros plans sur les visages des membres de la famille et sur une musique larmoyante dispensable. Le réalisateur ne ferait-il pas assez confiance à son actrice principale et à la force d’évocation de ses expressions faciales ? C’est pourtant là que se déroule l’essentiel du film : le visage d’Emmanuelle Devos est travaillé, travaille en permanence. À rester impassible pour préserver l’ordre bourgeois dans lequel elle se conforte. Et de l’exacte même manière, lorsqu’elle est interrogée par la police. Ne rien laisser transparaître et réfléchir derrière la façade, réévaluer en permanence la balance des intérêts, vérifier à chaque instant si cela ne deviendrait pas intéressant pour soi que surgisse la vérité. Les questions que pose la justice ne sont jamais une affaire de vie ou de mort ou un dilemme moral pour le bourgeois, mais seulement une mise à l’épreuve de la préservation d’un maximum de ses intérêts. Perdre à un procès, d’accord, mais optimisons-la ensemble. Sur ce mur contre lequel on se fracasse en cherchant à comprendre ce qu’il se passe dans la tête d’Astrid lors du dernier plan, s’il est impossible d’en déduire quoi que ce soit de ses intentions, il s’exprime en revanche une déchéance personnelle bouleversante. Statique, Devos prend conscience de l’horreur dont elle est responsable, de l’anéantissement de son estime d’elle-même. L’arsenal judiciaire est imparfait certes, mais il n’a jamais procuré autant de résultats qu’au plus profond d’une âme esseulée, victime de sa propre culpabilité.