Archive | Entretien avec Rebecca Zlotowski
Pour la sortie du nouveau film de Rebecca Zlotowski, Vie privée, nous vous proposons de lire ou relire notre premier entretien avec la cinéaste, mené durant l’été 2024, pour le numéro 14 de Tsounami, Papa Maman. Un entretien qui évoquait toute sa filmographie, et en filigrane la préparation de ce nouveau film : elle en était au casting, elle nous parlait déjà de sa musique, de Jodie Foster dans Foxes, et de la trajectoire de son cinéma.
Longtemps à la rédaction, le cinéma de Rebecca Zlotowski a fait débat. Dans ce cas, on revoit tout et on en discute, de préférence avec la principale intéressée. Nous l’avons croisée une première fois et évoqué l’idée d’un entretien-fleuve, « Papa Maman » servant d’un merveilleux prétexte. « Mais il n’y a pas de parents chez moi ! » nous rétorqua-t-elle. Oui, mais 1) justement et 2) c’est de moins en moins vrai. Le thème se révélait arriver à point nommé. Nous retrouvons la réalisatrice lors de sa présentation en ciné-club de Foxes d’Adrian Lyne, puis décidons d’une date pour nous entretenir.
Jeudi 9 mai, 10H20.
Nous arrivons devant l’adresse de son bureau, un peu en avance, tandis que le quartier s’éveille tranquillement. Nous sonnons, puis allons « à gauche dans le jardin ». Rebecca nous accueille dans son lieu de travail, un magnifique lieu à soi : une pièce toute en largeur remplie par des tapis, un lit dans un coin, un projecteur niché en hauteur, un canapé et des livres. Des livres partout. Et en son centre trône un bureau, sur lequel on aperçoit un numéro de Tsounami 13 : Catastrophe. On discute de la revue et de la critique cinématographique en France pendant que le café coule. Et ensuite, le dictaphone se souvient de ça :
Tsounami : … La première réaction que tu as eue lorsqu’on t’a annoncé notre thème et qui nous avait beaucoup fait rire était : « Mais les parents n’existent pas chez moi ! » Y as-tu repensé depuis ? Ta filmographie commence par un personnage d’orpheline (Léa Seydoux dans Belle Épine) pour aboutir à une belle-mère dans Les Enfants des Autres…
Rebecca Zlotowski : Oui, on vient précisément de voir ensemble Foxes (Adrian Lyne) et je me souviens très bien qu’au moment où je préparais Belle Épine, on avait cette conversation avec Céline Sciamma sur notre commun désir hérité du teen movie américain : éradiquer la zone des parents. L’adolescence vécue comme des espaces de solitudes, un moment de non-innocence, de dangers, de transgressions, totalement distinct du monde des adultes, avec ses propres règles etc. (contrairement disons à un autre champ plus français, entre la Gifle (Claude Pinoteau, 1974) et La Boum (Pinoteau, 1980), qui tissent constamment le parallèle entre l’adolescence et le champ adulte). Puis nos personnages vieillissent avec nous. (On fait des films quand on n’est pas mère/père, puis on aimerait l’être sans succès, puis éventuellement on le devient).
D’ailleurs on pourrait dire qu’il y a trois axes discriminants, passionnants chez les cinéastes. En premier leur rapport à Dieu : qui sont les cinéastes croyants, les cinéastes non-croyants? … En deuxième ce serait leur sexualité, mais sous l’angle de la libido : quelle est son intensité, sa circulation dans leur vie et dans leurs rapports de plateaux, plutôt que leur sexualité, hétéro ou homo, qui entre en ligne de compte dans un deuxième temps seulement pour moi. Je ne pense pas que Rohmer ait la même intensité libidinale que Ozon, Breillat pas la même que Claire Denis etc. Et en troisième lieu, on pourrait se demander s’ils sont parents ou pas. Comment ils inscrivent leur cinéma dans le rapport à la transmission, contre une aventure strictement individuelle. C’est vrai que pour mon prochain film, j’envisage mes personnages non pas seulement en travailleurs, en amants, mais aussi en parents.
T : On arrive à point alors !
RZ : Oui, ce sera la première fois que mes héros ont des enfants !
T : Est-ce que cela change radicalement le scénario ? Ça implique tout un tas de nouvelles situations…
RZ : Bien sûr ! Même si ça n’est pas le cœur de ce film-ci. Je pense qu’il y a des choses qui m’ont choquée dans un certain cinéma d’auteur français de qualité qui m’a accompagnée dans les nineties, un cinéma qui est aujourd’hui complètement remis en question d’ailleurs, à l’aune des pratiques de ses cinéastes que sont Doillon, Jacquot : c’était un cinéma qui était désincarné d’un rapport à la profession, et d’un rapport aux contraintes matérielles familiales. Par exemple, regardez La Vie de Famille de Doillon, qui est un film qui m’avait marquée, avec Sami Frey. On part en vacances en décapotable, les contraintes matérielles semblent lointaines, les appartements sont beaux, on loge à l’hôtel etc. Qui étaient ces gens ? De quoi vivaient-ils ? C’est hyper intéressant de revisiter ce cinéma-là… C’est pour ça que j’ai adoré ton édito (Contre le bruit, Tsounami 13, ndlr), ça n’a jamais été aussi stimulant que de revisiter les films aujourd’hui !
T : Oui, on a deux fois plus de questions à poser aux mêmes films…
RZ : Bien sûr ! Ni pour effacer ou réécrire l’histoire, juste la mettre en perspective. En revoyant ce film, j’étais choquée de plein de choses comme Sami Frey qui chope Juliette Binoche alors que c’est sa belle-fille… Il y a tout un rapport à la perversité qui me semblait à l’époque très « monde adulte », genre « Ah les adultes c’est ça ! », et qu’aujourd’hui je revisite en disant : « Non. Définitivement non. » Ces héros, principalement masculins et même quand ils se penchaient sur la vie de famille, ne se posaient pas la question comme elle me vient à moi : «Qui garde un enfant ? Est ce que je veux un enfant ? Qu’est-ce que c’est comme engagement ? Y compris financièrement ? », alors que ce sont de vraies questions quand on est locataire, femme, en âge d’avoir des enfants.
Ce nouveau rapport à l’écriture modifie un peu mes personnages mais ne bouleverse pas mon fonctionnement. Tous sont ancrés dans la réalité. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dimension poétique, plastique, pasolinienne hein ! En d’autres termes, sans transiger sur notre mission poétique, et sans céder aux sirènes de la sociologie stricte, je crois fermement qu’on doit se poser la question de la sexualité d’un personnage, de son mode de vie, de sa subsistance. Est-ce que c’est un père, une mère, est-ce que c’est une maternité contrariée ? Et ça donne des éléments de réponse qui nourrissent des personnages plus riches, plus complexes.
T : Ta présentation de Foxes mettait en évidence que dans une première partie de ta filmographie, la question des parents était mise de côté pour mieux faire exister les enfants. S’ils avaient été confrontés aux parents, ils n’existeraient plus comme ça.
RZ : J’ai une certaine compréhension teintée de tendresse pour les orphelins car j’en suis une. Mais ça n’est pas un système chez moi. Dans Une Fille Facile, la mère du personnage de Mina Farid existe. Elle a une scène importante où elle met en perspective la question de la liberté. La mère est présente, y compris dans l’humiliation sociale qu’elle transmet. Ce qui me passionne, ce sont plus les questions de transmission que d’autorité, particulièrement à travers la culture qui est la mienne, c’est-à-dire une culture juive. Le texte sur Shoah d’Arnaud Desplechin (dans Tsounami 13, ndlr) le démontre bien : la chose qui a le plus inquiété la culture d’où je viens, c’est l’idée de la fin d’une transmission, de son anéantissement. Cela m’intéresse, je crois, davantage que le lien de maternité ou de paternité. Je me suis longtemps construite comme une femme sans enfants, et le dernier film que j’ai fait (Les Enfants des Autres, ndlr) raconte ça. Mais ce qui m’intéressait était : comment est ce lien lorsqu’il n’est pas biologique ? C’est une question que pose le contemporain. On peut fabriquer une famille indépendamment du lien biologique. Je suis une profonde partisane de toutes les reconfigurations non animales.
T : On sait que tu écris souvent avec des acteurs et actrices en tête. Ta façon d’écrire a-t-elle évolué ?
RZ : Je me destinais au scénario, pas à la mise en scène, donc j’avais pris l’habitude d’écrire pour des cinéastes. Mais Belle Épine était un travail de fin d’études que je devais écrire seule. Donc j’ai dû, pour la première fois, me projeter en cinéaste, à défaut d’écrire en commande, et en même temps par une certaine timidité, on peut parler aussi de honte de ne partir que de soi, je me suis adossée à un journal intime trouvé dans la rue, à des photos qu’il contenait… j’avais un imaginaire plutôt topographique. J’avais vraiment pris des cartes pour me dire : tiens c’est Rungis, donc Belle Épine est à côté, donc c’est le Sud de Paris, et je regardais un peu ce qui apparaissait comme ça. J’ai fait pareil pour Grand Central : ouvrir des cartes et regarder ce qu’il y a, ça donne des idées ! La ferme aux Crocodiles dans Grand Central vient du fait que c’était à côté. C’était une manière de parler de soi en partant de l’ailleurs.
Pour les acteurs, j’ai eu tous les cas de figure. Pour Planétarium, j’ai évidemment écrit pour Natalie Portman, pour Belle Épine j’ai écrit de manière très désincarnée parce que je n’étais pas encore réalisatrice. Léa Seydoux puis Tahar Rahim dans Grand Central, je les avais quasiment braqués en leur disant : « Voilà, c’est toi ! » C’était une manière de les responsabiliser très vite dans le film, en leur disant que je n’y verrais personne d’autre, et de démarrer le travail ensemble au plus vite. Sous le registre de la fidélité, je promets que je ne vais pas les tromper, on restera exclusifs ! Et quand ils disent oui, ils sont aussi très investis, ça me permet de mieux écrire le personnage ensuite. Une Fille Facile, c’était écrit pour Zahia, qui était le point de départ de la rêverie du film. Si Zahia ne l’avait pas fait, je n’aurais pas eu le désir du film.
Écrire en pensant à des acteurs, c’est donc possible dans une certaine mesure, mais c’est prendre un gros risque, si l’acteur ne veut pas, ou se désiste. Plus on avance, plus on se protège de ça, on sait ce que ça coûte d’écrire un film. Maintenant j’écris un personnage en ayant une idée que je trouve plus forte que l’acteur ou l’actrice.
Là, pour la première fois de ma vie, même si j’ai toujours coécrit avec des scénaristes, le scénario original n’est pas venu de moi seule mais aussi d’une amie romancière qui avait écrit l’histoire il y a bien longtemps. Puis on l’a adaptée ensemble.
Tsounami : Qu’est-ce que cela apporte de travailler plusieurs fois avec la même actrice, et en l’occurrence la meilleure actuellement, Léa Seydoux ?
RZ : Il y a des actrices formidables, mais dans sa génération je la trouve indépassable. Et de retravailler avec elle, bien sûr que cela change quelque chose, je la connais par cœur et… j’ai l’impression qu’aimer quelqu’un, c’est s’approcher de très près et l’aimer quand même. Un metteur en scène n’est pas juste devant une actrice sur un plateau, il est devant une actrice dans des rushes. Au montage on voit tout. Son propre déficit en tant que cinéaste, les plans qu’on n’a pas faits, les plans où l’on a été mauvais, les directions qu’on donne et qu’on a envie d’effacer, un peu comme quand on s’entend sur un répondeur téléphonique et qu’on se dit : « qu’est-ce que c’est que cette voix de merde ! » La fréquentation d’un acteur aux rushes, elle est un peu géniale, typiquement comme quand on voit ses parents ! On les a vus, on connaît leurs dents !
Moi qui suis orpheline de mère, j’ai abordé le cinéma comme un champ de la représentation qui permettait de caresser cette souffrance tout le temps, et de me dire que c’est ça qui m’a manqué, de fréquenter le visage de quelqu’un plus longtemps. Donc retravailler avec un acteur ou une actrice qu’on a déjà filmé, c’est en même temps pour approfondir le personnage qu’on écrit pour eux, et en même temps un sacré pari, parce qu’il faut leur proposer quelque chose de neuf. Et puis bon, un acteur change. Vraiment. En fonction des films qu’elle a faits, de l’âge qu’elle a… Par exemple, entre Belle Épine et Grand Central pour moi Léa Seydoux n’était plus la même ! Entre temps, elle avait travaillé pour Ridley Scott, Abdellatif Kechiche, Woody Allen, puis Desplechin… Je profite de tout ce qu’elle a traversé avec d’autres cinéastes. Moi non plus, je ne suis plus la même femme que pour Belle Épine. Je crois à la théorie des Moi successifs chez Proust.
T : Tu parlais de libido, c’est peut-être ce qui nous intéresse le plus dans ton cinéma…
RZ : (nous coupe) …J’aime bien : « c’est le cul ! »
T : Voilà exactement (rires) ! Ce qu’on veut dire, c’est qu’il y a une autre forme de libido entre un acteur et un cinéaste. En regardant tes films, on a surtout parlé de la place de tes actrices. Tu as un regard amoureux sur ces dernières, parce qu’elles pouvaient être des doubles différents de toi, où tu peux te projeter en elles… Considères-tu ta relation avec les actrices d’une manière… libidinale ?
RZ : Oui. Si l’on sépare la libido de la sexualité, bien entendu. C’est une bonne manière de formuler le truc, pour simplifier l’équation des gens qui poussent des cris d’orfraie en disant « On ne peut plus avoir de circulations de désir sur les plateaux ! » C’est faux ! Le cinéma, c’est un art du désir, de triangulation du désir, un art un peu Girardien, de désir mimétique (René Girard est un anthropologue français, théoricien du désir comme caractère mimétique, ndlr). Un ou une cinéaste va désirer des acteurs, et les donner à désirer à des spectateurs, qui vont à leur tour le leur rendre bien en rendant ces acteurs encore plus désirables pour que des cinéastes etc… C’est pour moi une spirale d’envies, et donc de libido. Elle peut avoir à voir, ou pas, avec la nudité, même si souvent j’ai un plaisir à l’idée d’amener les actrices dans des espaces safe de nudité, de sexualité…
Mais j’ai la même chose avec les acteurs. Dans Grand Central je me projette dans Tahar, dans Planétarium je me projette beaucoup dans Emmanuel (Salinger, ndlr), dans Les Enfants Des Autres avec le personnage de Roschdy (Zem, ndlr). Je suis très proche de ce qu’il est. Il faut aussi interroger comment la critique voit chez les cinéastes, a fortiori les femmes cinéastes, uniquement leurs rapports aux actrices ! Il faut être autant attentif aux hommes tels qu’ils sont filmés par les femmes qu’aux femmes elles-mêmes. Alors il se trouve que les femmes cinéastes écrivent souvent de bons personnages féminins, parce que ce sont souvent des expériences que l’on a traversées soi-même. Et il y a fort à parier qu’une femme ne va pas proposer à une actrice une expérience qui soit éloignée d’une vérité. Mais pas toujours.
T : Tes personnages sont-ils enrichis par des références culturelles ?
RZ : Oui, bien sûr, mais ça nous mènerait très loin… Je viens de la littérature, donc je suis traversée de textes, de phrases… Je suis le fruit d’un paradoxe : je trouve que je ne suis pas une très bonne scénariste alors que je viens de l’écriture, c’est ma formation. Je suis meilleure scénariste pour les autres que pour moi. Les personnes qui reçoivent mes films semblent plus intéressées par la fabrication des images et la mise en scène, mais pas tant par le scénario. Et en même temps, mon rapport à l’image se nourrit des mots ! Un exemple parmi mille : la scène de Planétarium où il neige, une de celles que j’ai le plus aimé fabriquer, où j’ai mis ces plumes… C’est une scène qui est venue au fil de l’écriture. Je n’en ai pas le désir, mais je vois bien comment je suis traversée par Alain Resnais dans L’Amour à mort (sorti en 1984, ndlr). C’est inconscient. Je suis là, j’écris le personnage, le personnage tremble, ils vont dehors et il fait froid… Ah, il fait froid !.. voilà il neige ! Et ça crée de l’image. C’est parce que j’écris « il neige » que j’ai cette image-là. Ce n’est pas un désir d’images que je mets en écrit, c’est l’écrit qui m’amène l’image. Je ne réponds pas tellement à la question sur la littérature, mais il y a un truc un peu littéraire dans l’idée d’écrire ces scénarii qui ne sont pas de l’ordre de l’efficacité, qui font entrer autre chose. Je suis contente aujourd’hui parce que j’ai l’impression que votre génération, c’est bon, le manuel, vous le connaissez par cœur. On peut passer à autre chose. On peut pas vous avoir !
T : Est ce que tu discutes avec des cinéastes ? De ta génération ou des autres d’ailleurs ?
RZ : À fond ! J’ai beaucoup de cinéastes parmi mes amis proches, intimes. On se parle. Je pense que c’est vraiment à porter au crédit de notre système de production français qui est oxygéné. On peut être potes sans être rivaux ! Après, on est sportifs hein, savoir qui va à Cannes… On se regarde ! Ce serait faux de dire qu’on n’est pas stimulés par cette sportivité. Mais je suis amie avec Bonello, Audiard, Sciamma, Garrel, Triet, Hansen-Love, Lussi-Modeste, Alice Diop… Avec Klotz, Quivoron ! De ma génération de cinéastes, et d’une autre plus jeune. On se parle très souvent. Moi, je suis pour le TripAdvisor des cinéastes, du genre « Comment ça s’est passé avec tel technicien ? Avec tel acteur ? ». J’aime ouvrir ma salle de montage et j’entre dans celle des autres souvent. Je crois à l’amitié entre cinéastes.
T : Pour la plupart, tu les as rencontré à la FEMIS ?
RZ : Non, plutôt plus tard.
T : Tu as pu y côtoyer Jean-Claude Brisseau. Qu’est-ce qu’il a pu te transmettre ?
RZ : La Femis, à mon époque, c’était : Benoît Jacquot président du jury, Jacques Doillon que j’ai eu dans un long atelier d’écriture, Jean-Claude Brisseau qui était notre prof de mise en scène…Toute une époque… Mais parmi eux, la rencontre avec Brisseau a en effet été très importante pour moi, il a été déterminant. Au même titre que Philippe Grandrieux (Malgré la Nuit, que Rebecca Zlotowski co-scénarise, ndlr), qui m’a donné ma première chance à l’écriture, puis Antoine d’Agata (Aka Ana).
Brisseau était déjà très seul, précarisé sur la scène professionnelle, et ses comportements criminels n’étaient pas encore instruits, ils l’ont été dans les deux années qui ont suivi. C’est un prof avec qui je me suis profondément entendue, qui m’a montré beaucoup de cinéma américain notamment, les comédies musicales, le cinéma hitchcockien, hollywoodien… Je l’aimais beaucoup personnellement, sans que je l’épargne ni ne le dédouane quand il a été condamné pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles. C’est moi qui l’ai accompagné au commissariat quand il a été convoqué. J’étais aux premières loges, à juste titre.… On en parlait, c’était nécessaire qu’il soit condamné.
Et en même temps j’avais déjà envie qu’on mette tout un système à nu plutôt que d’aller chercher une tête, si possible la plus fragile économiquement. J’avais la prescience d’un truc de classe dans le fait que ce soit lui qui tombe en premier, comme un arbre qui cachait la forêt d’un système entier à questionner… C’était douze ans avant Weinstein, et Jacquot dont les pratiques étaient connues de tous n’est tombé que 20 ans plus tard, après une longue impunité.
Les Anges exterminateurs que j’ai revu il n’y a pas longtemps reste un film important pour moi. Alors que c’est vraiment le plaidoyer pro domo par excellence d’un cinéaste qui a été condamné pour agressions sexuelles sur ses actrices. Il faudrait discuter avec les victimes de Brisseau de ce que ce film a fait sur elles pour être complets, et peut-être que j’arrêterai de l’aimer, mais l’émotivité premier degré et ce travail de stimulation de la pensée sur un sujet qui nous anime tous reste pour moi passionnant. Il a autant sa place dans l’histoire diacritique des abus sexuels au cinéma que dans l’histoire du cinéma elle-même.
T : Tu penses que c’est la plus belle chose qu’il t’ait transmise avec son cinéma ?
RZ : Je dirais que c’est de ne pas avoir peur de la sentimentalité. C’était un mec qui se baladait tout le temps avec une pléiade de Freud… Premier degré ! Donc il y avait des trucs RI-DI-CULES ! C’était un représentant d’une génération de cinéastes qui disaient « la femme » pour « les femmes »…. Il essentialisait le plaisir de la Femme comme une espèce de mystère absolu… bon, voilà… Il était l’héritier d’une génération qui est totalement dépassée, mais il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de dire qu’elle m’a traversée, façonnée, y compris en contre.
T : Dans ton processus de fabrication d’images, de sentimentalité, tu passes aussi par la musique et notamment ta collaboration avec ROB. Au fur et à mesure des films, il semble même s’effacer pour laisser place à des morceaux de musique classique, de variété… Et tes personnages écoutent de plus en plus, ils deviennent des personnages musicaux.
RZ : Ben parce que j’ai de plus en plus d’argent !
T : Tout simplement !
RZ : En effet, plus j’avance, plus les scores (partitions originales, ndlr) de ROB sont courts, notamment parce que j’ai davantage de budget pour faire entrer des synchros inaccessibles aux petits films. Le cinéma que j’aime fait souvent entrer des lignes mélodiques inoubliables. Christophe Honoré fait ça souvent : pour chaque film, il achète son grand tube qu’il imagine jusque dans sa bande annonce ! C’était Anne Sylvestre dans Plaire Aimer et Courir Vite, OMD (Orchestral Manoeuvres in the Dark) pour Le Lycéen, Étienne Daho dans le dernier… Mia Hansen-Love fait très bien ça aussi : un titre comme ça qui émerge, et on sort du film avec l’envie de réécouter la musique. J’aime ça. Mais le travail avec ROB reste crucial et j’allais dire nécessaire narrativement à toutes les étapes.
T : Pour Belle Épine et Grand Central on se souvient de ROB, mais pour Les Enfants des Autres c’est Les Eaux de Mars, ou tout du moins l’idée que ROB réarrange Chostakovitch…
RZ : Et Une Fille Facile c’est un arrangement de la Mélodie Hongroise de Schubert, du Debussy et du Rimsky Korsakov… j’avais besoin de romantisme. Avec le corps si cagole de Zahia, j’avais besoin d’ancrer le film dans une dimension romantique littérale.
Je parlais de processus de production parce que c’est aussi qu’à l’époque où mes films mettaient du temps à se faire, on avait le temps de fantasmer des choses avec le compositeur. Et c’était des moments où il avait moins de travail, donc on mettait deux ans à fantasmer le film. Belle Épine c’étaient des allers-retours, il a lu toutes les versions, me fabriquait des playlists pour le tournage, etc.
Et au fur et à mesure se professionnalise quelque chose, mais il ne faut pas être mélancolique de ça. Plutôt voir ce qui est ajouté : j’écris beaucoup à partir de playlists Spotify par exemple ! D’abord les playlists Spotify de la semaine : j’adore ce que l’algorithme me propose, c’est un peu comme lire l’horoscope du Parisien, genre « parlez-moi de moi ? Qui suis-je pour vous ce matin ? » Ça se passe souvent comme ça la musique dans un film : les metteurs en scène écoutent de la musique en écrivant, et/ou la mettent sur le plateau, et/ou en musique temporaire sur le banc de montage, en fantasmant que ce sera ça ! Parce que pour monter on a très vite besoin de musique, en tout cas moi je veux l’anticiper. Et je suis mélomane, je vis en musique, j’en ai fait pendant très longtemps, ça fait partie de ma culture. La musique c’est quand même le grand sentiment de ton film ! Et c’est une question importante, un secret qu’on ne se partage pas tout le temps, mais c’est aussi simple que ça. Quel est le grand sentiment que tu veux que ton film partage ? Un dépit, une envie de vivre, une angoisse, un parfum d’émancipation ? Et la musique suit ça. Il n’y a rien de plus fort que la musique pour l’épouser. C’est même plus fort que le cinéma pour moi. Donc les collaborations avec ROB sont moins longues en termes de fabrication de scores, mais de plus en plus précises, sur ce qu’il doit accompagner dans le film.
T : Et là en ce moment, t’écoutes quoi ? Pour ton prochain film ou même en général ?
RZ : Je vous fais écouter ?
Elle nous fait alors entendre la playlist musicale de son prochain film, qui entre en préparation. Ce qu’elle a envoyé à son actrice, à ROB, la musique d’ouverture en nous décrivant la séquence du générique, et le grand tube qu’elle veut utiliser, qui «sera là, quelque part.»
Elle nous révèle que « ce sera un thriller », ce qui nous donne déjà matière à rêver.
Entretien mené par Corentin Ghibaudo et Nicolas Moreno

