Critique | Santosh de Sandhya Suri, 2024
Il n’est jamais évident de parler au cas par cas de films venus d’un pays qui nous est lointain, et dont la production cinématographique nous arrive par à-coups, par vaguelettes propulsées par des machines festivalières comme Cannes. Ainsi, Santosh nous apparaît d’abord comme un film indien (1), réalisé par une femme, Sandhya Suri (2), sur le milieu policier (3), dont on sait des pratiques différentes de chez nous, sans forcément pouvoir les nommer précisément. Cet intérêt premier pour un exotisme de la découverte dans laquelle on se jette, béats et novices, s’entrechoque avec des automatismes de mise en scène qui, eux, même pour un premier film de fiction, sont vus et revus, épuisés, épuisants : trajectoire balisée de l’héroïne à travers la découverte d’un milieu ainsi que ses dérives, final-réconciliateur-mais- un-peu-complexe-quand-même… on connaît la chanson, on a la même en France.
Mais alors, comment regarder Santosh, cette veuve de 28 ans qui prend en quelque sorte la place de son mari en devenant policière à son tour, grâce à un programme de « nomination compassionnelle » ? Il est mort dans l’exercice de ses fonctions, dans une manifestation ayant viré à l’émeute, et l’Inde lui propose de continuer sa carrière à sa place, sans formation (pour elle) ni besoin de chercher un remplacement (pour l’État). Un contrat qui semble gagnant-gagnant sur le papier, mais qui laisse surtout entrevoir comment l’Inde administre son territoire, avec son lot de dérapages dont la violence est autant physique que humiliante. Et si film ne déroule pas immédiatement son programme, qu’on comprend les bribes du synopsis à demi-mot, c’est surtout le profond silence dans lequel se mûre la nouvelle policière qui intéresse. À quoi peut bien penser cette femme qui vient de perdre son mari, mais qui par sa nouvelle position sociale, ne peut être sourde aux rapports de force entre la police et le peuple, ni aveugle aux débordements quotidiens des forces de l’ordre ? Choc et consternation en première analyse, son âme sœur vient de mourir quand même ; concentration et attention en second lieu, car il faut bien s’intégrer à cette équipe par mimétisme, à ce nouveau monde inespéré qui s’ouvre devant elle. Une femme plus vieille et expérimentée la prendra sous son aile, constatant la facilité avec laquelle Santosh se fond dans le moule. Qualité personnelle ou douteuse pratique policière ?
Alors que le film avance, Santosh devient donc policière à son tour (c’est-à-dire qu’elle frappe les habitants du village et se confronte pour la première fois à la corruption) ; tandis que le mutisme se meut en tétanisation. Il faut agir, vite, choisir la corruption ou la refuser, répondre à cette supérieure qui est devant moi, dire quelque chose à cette troupe qui se forme devant le puit dans lequel fût jetée une adolescente après avoir été violée. Qu’est-ce qu’une limite et quand la dépasse-t-on ? Le grade policier offre un relatif confort de vie qui invite à renégocier avec ses propres valeurs. Finalement, la police est-elle si violente ? mais peut-elle vraiment faire autrement ? Le problème, c’est en-haut, donc c’est pas moi… Malgré sa structure usée (mais la cinéaste peut-elle vraiment faire autrement ?), malgré la simplicité de la relecture qu’elle fait du thriller policier, Santosh offre tout de même une vue privilégiée sur un visage impassible, dont on sent les rouages tourner à toute allure à l’intérieur. Santosh fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a, et ne déteste plus tellement la police comme auparavant : désormais, elle se déteste elle-même.
Santosh de Sandhya Suri, au cinéma le 17 juillet 2024