Youssef Salem a du succès / Désordres / Ghost Therapy / Astrakan
Tout au long du mois de décembre, nous revenons sur l’année cinématographique écoulée. Ici, nous vous proposons des textes sur des films forts qui seront malheureusement trop oubliés par les différents top : Youssef Salem a du succès de Baya Kasmi, Désordres de Cyril Schäublin, Ghost Therapy de Clay Tatum, et Astrakan de David Depesseville.
Youssef Salem a du succès de Baya Kasmi
Baya Kasmi est scénariste et réalisatrice, Youssef Salem est écrivain. Dans le premier scénario qu’elle cosignait (Le Nom des gens, Michel Leclerc, 2011), la protagoniste de Baya s’appelait Bahia ; dans son premier livre de fiction, le protagoniste de Youssef s’appelle Youssef. Dans Le Nom des gens encore, Baya décrivait des familles où règnent les non-dits : on ne parle pas du professeur de piano pédophile qu’a connu Bahia ni du sort des grands-parents juifs de son compagnon Arthur. Dans son roman fictif Le choc toxique, Youssef décrit une famille où règnent les non-dits : une de ses sœurs est en couple avec celle qu’elle fait passer pour sa colocataire, sa mère a un amant et son père se travestit, chacun.e s’appliquant soigneusement à faire semblant de ne pas voir la sexualité des autres. À la sortie de son premier film en tant que réalisatrice (Je suis à vous tout de suite, 2015), Baya essuie des critiques l’accusant de mal représenter les musulmans et de donner des munitions à l’extrême droite ; à la sortie de son livre, Youssef rétorque aux mêmes détracteurs que ce n’est pas à eux de dicter comment devrait se comporter un arabe. Le récit de Youssef enfin, est clairement autobiographique malgré quelques inventions – comme le changement de sexe de ses sœurs. Le dernier film de Baya contient aussi sa part d’autobiographie et d’inventions – comme le changement de sexe de son protagoniste qui ne s’appelle pas Baya Kasmi mais Youssef Salem.
Dans la lignée des transfuges intellectuels – Ernaux, Eribon ou Louis pour ne citer que les plus célèbres – Salem documente à l’écrit l’émancipation de son milieu social d’origine. Comme eux, cela passe notamment par la réappropriation de sa sexualité, tabou commun à la famille de chacune ces figures ; à lui aussi on renvoie la phrase de Philip Roth, « Quand un écrivain naît dans une famille, alors cette famille est foutue » tant il est impossible de disséquer la sociologie de ses proches sans se les opposer. Une différence fondamentale pourtant existe entre Youssef et ses prédécesseurs : sa légèreté. Kasmi le sait, le sujet a déjà été traité avant elle avec sérieux, il est donc temps d’y ajouter de la dérision. Le film s’amuse ainsi d’une famille qui correspond fatalement à la caricature que Youssef Salem a écrit – jusqu’au frère absent du roman qui illustre parfaitement l’archétype de celui sur lequel on n’aurait rien à écrire. À travers son protagoniste, Kasmi fait aussi preuve d’autodérision en explorant par le comique de situation toute l’ambiguïté que porte ce statut de transfuge : l’un des principaux enjeux du film consistera à essayer de cacher le contenu du livre qu’a écrit Youssef à ses parents. Au fil du récit, les caricatures de Youssef comme de Baya apparaissent finalement d’une grande tendresse : leurs proches pourraient-ils vraiment leur en vouloir d’avoir dressé des portraits si attachants ? Youssef Salem est un succès.
Par Léo Barozet
Désordres de Cyril Schäublin
Le cinéma est politique. Chaque année a droit à son quota habituel de films plus ou moins revendicateurs, vociférateurs même parfois. Mais il en est un à part, qui se présente comme une douce révolution au cœur des montagnes helvètes, comme un film vraiment politique : Désordres, œuvre superbe, arrêt dans le temps et matérialisation de l’adage « le temps c’est de l’argent ».
Tout commence par une scène de la vie mondaine, au crépuscule du XIXème siècle au détour d’une photographie. En utilisant l’apparat du commérage, les idées anarchistes sont présentées avec un subtil didactisme, s’infusant dans les classes prolétaires. Cette œuvre, c’est avant tout un ton : la théorie politique glisse drôlement, s’infuse à travers le spectateur. Sans pervertir l’idéal anarchiste, on s’amuse à s’échanger des photographies comme nous échangions des cartes Pokémon dans nos jeunesses. Mais c’est par cette même légèreté que se révèle également l’immense violence de la capitalisation. Frontalement, on nous montre comment ce système néo féodal joue avec les classes prolétaires : les retards, les impayés, le refus de se plier à la classe dominante… toutes ces bénignes actions qui aboutissent au musèlement progressif de l’ouvrier. Désordres met en évidence les prémices de la lente agonie de l’anarchisme internationaliste prenant pour cadre une horlogerie peu à peu persécutée par un capital de plus en plus vorace et où les réunions se font désormais au sein des ateliers à voix basse.
Cette dichotomie politique, Cyril Schäublin s’efforce de la mettre en scène, de la matérialiser ; il utilise ses espaces pour isoler les sujets lorsque ceux-ci tentent de contrôler l’incontrôlable : le temps. A contrario, les discussions de la vie quotidienne, où l’on prend le temps de se connaître, de se séduire et de s’aimer sont filmées à hauteur humaine. Et comme pour signifier que l’anarchisme n’est pas antinomique du travail, l’orfèvrerie de ces maîtres du temps envahit l’image, laissant scruter avec quel soin, quelle patience et quel talent l’on fabriquait ces œuvres d’art modernes. En cela on pourrait dresser un parallèle thématique et esthétique avec le non moins sublime Showing Up de Kelly Reichardt, où la sculpture remplace l’horlogerie. Les détails, les formes, les maigres imperfections du minuscule, les deux films s’engagent à les magnifier, les soustraire d’une obsession du parfait propre au capitalisme. En somme, Désordres matérialise le temps capitalisé, mort, par la distance et le temps vivant par une proximité unique.
Et une fois ce constat dialectique effectué, que reste-t-il ? Une balade improvisée, une subtile séduction entre l’ouvrière et le penseur. Tous deux sont arrachés de leurs considérations quotidiennes, en terrain inconnu, une bataille qu’ils ne savent pas mener. Ils sont gauches, impressionnés et impressionnables. Le cadre les contraint, ils veulent s’étreindre mais ne trouvent pas les mots. Alors on se sert du quotidien, on raconte le mécanisme, le temps se suspend, le politique et les révolutions disparaissent, et les passions s’embrasent.
Par Niels Chapuis
Ghost Therapy de Clay Tatum
Quels avantages y a-t-il à avoir un ami fantôme ? Partant de cette question stupide, Ghost Therapy invente une drôle de relation entre Clay Tatum (réalisateur et acteur principal du film), photographe bedonnant et au chômage éternisant, et Whit, un homme normal sous toute apparence, sauf qu’il est un fantôme que seul Clay peut voir. Dès lors que les protagonistes se sont rencontrés et que le principe est posé, le film choisit rigoureusement de ne suivre aucun programme, de bien utiliser son temps à le perdre, notamment en explorant les potentialités du dispositif qu’offre le personnage de Whit : s’il ne peut rien toucher car il est un fantôme, il peut encore observer par la fenêtre son ami lorsqu’il conclut… mais aussi lui demander de la laisser ouverte pour pouvoir dormir à l’intérieur.
Lorsqu’on pense saisir (plutôt rapidement) les contours de Ghost Therapy, en le réduisant à une simple comédie américaine indépendante au concept vaguement loufoque, Tatum bifurque sans que l’on s’en rende compte vers des enjeux sérieux, à la sincérité désarmante. Le personnage principal, solitaire voire légèrement asocial, se retrouve alors impliqué dans une relation asymétrique, en position de force face à son ami et confident qui, lui, ne peut parler qu’à une seule personne et se retrouve dépendant d’elle. Mais c’est avant tout par son obstination à n’être jamais autre chose que ce qu’il prétend être (à savoir une bonne comédie indépendante qui se sait touchante et attachante) que le film l’emporte et finit par véritablement séduire. Parce qu’il ne cherche jamais à faire la révolution ni à être un grand film inoubliable, Ghost Therapy fait partie de ces films qui donnent leurs lettres de noblesse à la catégorie sous-estimée mais pourtant ultra-inventive des « petits films ». À l’image de ce vieux pote que personne ne voit, à l’image de son réalisateur sans page Wikipédia (un réalisateur fantôme ?), Ghost Therapy est un petit secret que les cinéphiles se passent sous le manteau, une bulle de joyeuse liberté comme les américains ne savent (presque) plus en produire.
Par Nicolas Moreno
Astrakan de David Depesseville
Lorsque les premières minutes d’Astrakan défilent devant nos yeux, beaucoup de gestes de cinéma peuvent venir en tête. Sur ce jeune enfant Samuel, de ses bêtises et de son récit d’apprentissage avec sa famille, on pense très vite à la ruralité sauvage d’un Pialat, la poésie d’un Brisseau, le mutisme voyeur d’un Eustache et aux gestes ciselés d’un Bresson.
Le réalisateur David Depesseville filme dans un premier temps le quotidien de la famille. Des gestes d’abord : une main qui gratte du pain, des gamins qui se baissent en voiture quand cette dernière passe sous un pont, l’attente devant une casserole qui bout. La pellicule 16mm et le travail de la captation sonore font de leurs côtés exister la Nature, presque vierge par instants, vivante de milles et un détails. Dès la première séquence, cette dernière est présentée comme poétique, une source d’inspiration : c’est Samuel qui est pris de fascination pour les phasmes, qu’il observe dans un vivarium au zoo.
Puis à la quarantième minute, le récit fait un pas de côté, il renverse le rapport des personnages : on apprend au détour d’un dialogue que Samuel est orphelin, et ceux que l’on envisageait comme ses parents (Bastien Bouillon et Jehnny Beth) et ses frères sont en fait sa famille d’accueil. Après une énième bêtise, la famille fait appel à un médium, qui va pratiquer sur Samuel une hypnose, censée calmer son mal. Par un long plan, des mains vibrantes du médium autour du visage de Samuel, auquel succède un fondu enchaîné sur un ciel bleu, le film se met alors à muter.
Peu à peu, on questionne les personnages, chaque geste devient un potentiel secret qu’il faut garder caché au fond d’un tiroir. Les ellipses et morcellements de l’espace, de plus en plus fulgurants, déconstruisent la narration, jusqu’à atteindre une radicalité de film d’absolu montage dans les dernières minutes. Après une dernière réplique prononcée par Jehnny Beth, la poésie symbolique s’empare alors de la narration : l’Agnus Dei de Bach retentit, et un agneau noir apparait pour délivrer Samuel de son mal.
Voir Astrakan, c’est assister à la naissance d’un cinéaste, qui se délivre sous nos yeux de ses références, dans un geste de pure poésie visuelle.
Par Corentin Ghibaudo