15 films top hors top (3/4)

15 films top hors top (3/4)

Comme chaque année maintenant, nous revenons sur quelques films qui nous ont beaucoup intéressé mais sur lesquels nous n’avons pas eu le temps de (suffisamment) nous attarder. Heureusement pour nous, pauvres humains, il n’est jamais trop tard pour une belle découverte de dernière minute avant de constituer le Top Ten ultime !

Les Carnets de Siegfried – Terence Davies

Les Carnets de Siegfried, © Condor Distribution

Le dernier film de Terence Davies n’est pas une expérience de cinéma comme les autres : ce sont les dernières images tournées par le cinéaste. Décédé peu de temps avant la sortie française, Les Carnets de Siegfried (Benediction de son titre original) présente la vie de Siegfried Sassoon, poète dont les écrits retracent les horreurs militaires dont il fut témoin, et sa désobéissance civile par des revendications pacifistes.

L’œuvre poétique apparaît partout. Lue en silence, récitée en off ou aux récitals mondains, elle donne son plein volume à une grande Histoire restée en surface, constamment évoquée hors champ ou à travers des archives. Ces dernières apparaissent dès l’ouverture du film derrière un lever de rideau, sur Le Sacre du Printemps de Stravinsky, comme une entrée dans l’ère moderne. En mettant en scène la figure de Siegfried, le cinéaste s’éloigne du biopic traditionnel, pour déployer une dernière fois tout son art de cinéma du souvenir. Les temporalités, textures et régimes d’images se mélangent, se répondent comme un flux de pensée : la narration diffractée fait de constants allers-retours entre les premières années de succès artistique du poète et sa fin de vie, emprisonnée dans ses souvenirs et le passé. Le plan le plus remarquable se trouve dans les premières minutes du film : un travelling circulaire sur Siegfried assis dans une église, au cours duquel le personnage vieillit, avec au son Riders in the Sky de Vaughn Monroe, et qui se poursuit par une nouvelle séquence d’archives. En un plan, les époques se succèdent, tout n’est qu’un agrégat de souvenirs perdus dans la mémoire de Siegfried.

Terence Davies met en scène une intimité, celle d’un poète mondain, homosexuel, vivant dans le secret, empêché de vivre pleinement ses passions amoureuses, finissant sa vie dans le remord d’un mariage arrangé avec Hester Gatty. Les trois récits amoureux qui émaillent le film (Ivor Novello, Robert Ross et Stephen Tennant) sont elliptiques, des séquences pensées comme fragments d’un discours amoureux : une scène de danse, de lecture, de jalousie. L’amour se voit résumé à une maxime, prononcée par Siegfried lui-même : « Quick to tears, slow to love », qui pourrait s’apparenter au « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé ».

À travers Les Carnets de Siegfried et la poésie de son personnage, Terence Davies a continué de chercher sa vérité de cinéma, celle qui lui donne « paix intérieure, satisfaction. » et qui lui permet de « Ne plus vivre dans le passé ». La dernière séquence du film serait de cette vérité, et devient bouleversante parce que ce sont les dernières images du cinéaste : l’écrivain assis sur un banc, pleurant à gros sanglots en se remémorant un poème de guerre d’un amant venu d’un autre temps. 

Corentin Ghibaudo.

Trois Amies – Emmanuel Mourret

Trois Amies – © Pascal Chantier

« Toucher avec les yeux », adage du cinéma voyeuriste, trouve, chez Emmanuel Mouret, une contestation diffuse qui, dans sa discrétion, infléchit imperceptiblement la trajectoire du cinéaste. Il quitte désormais le badinage des amours rohmériens pour aborder la relation amoureuse sous le prisme des rapports patriarcaux qui informent les relations entre les hommes et les femmes. 

« On ne touche pas », réplique prononcée au détour d’une salle de musée par Rebecca (Sara Forestier) à un visiteur palpant une statue de corps féminin, alors qu’elle déambulait avec ses deux amies Alice (Camille Cottin) et Joan (India Hair), résonne étrangement au sein des récits amoureux que les trois amies tentent d’éclaircir entre elles. Joan raconte le délitement de son couple, n’éprouvant plus aucun désir pour son partenaire Victor (Vincent Macaigne), qui se traduit par un besoin irrépressible de ne pas être touchée par lui, ce qu’il ne peut s’empêcher de faire. Bien plus que le désir, c’est le fantasme masculin qui construit les lignes directrices des amours des Trois amies.

Victor est d’emblée présenté comme narrateur omniscient du fait de sa mort annoncée. La projection située du fantasme du récit est donc marquée par le sceau de la fin des fins, eros retrouve enfin son pendant thanatos : fantasme et fantôme du désir. Mouret croit à la puissance du désir comme aux fantômes. Sous ses apparences linéaires – on désire l’un après l’autre, venir après blesse l’ego de celui qui ne fait que remplacer l’amant originel – le désir fonctionne chez Mouret dans la circularité concentrique voire consanguine du noyau amical, qui s’ouvre parfois au coup de pouce du hasard pour faire rentrer un peu d’altérité. Le vaudeville mouretien se caractérise par des entrées et sorties du cadre qui reconfigurent sans cesse les dynamiques de pouvoir entre les personnages. Le centre gravitationnel se situe de fait sur les seuils de porte, à l’endroit précis où le choix de faire – ou non – un pas vers l’autre ouvre à la résolution des différends créés par les déséquilibres des désirs réciproques (mais jusqu’à quel point ?). La beauté sismographique du désir, pourrait dire André Breton.

Mouret fait intervenir le fantasme masculin dans la circulation des objets – œuvres d’art, manteaux d’enfant. L’un prend Alice pour sa muse, l’autre prend Joan pour une mère de substitution à son enfant dont il s’est rapproché géographiquement pour décharger son ex-femme qui assurait jusqu’alors la pleine garde. Seule Rebecca est « privée » de ces dons d’amour empoisonnés, car elle seule bénéficiera en réalité d’un don beaucoup plus précieux, celui de la reconnaissance de son art, et par là-même de son existence comme être désirable et désirant. Elle a touché les yeux d’un ancien rendez-vous Tinder en plein cœur. L’épiphanie qui ne s’était pas produite dans l’arrangement capitaliste de la réalité (l’algorithme terrible) a lieu dans la beauté de la rencontre fortuite sur une table d’édition d’une machine à peindre et d’un mec avec un parapluie dans le cul.

Zoé Lhuillier

Les Chambres Rouges – Pascal Plante

Les Chambres Rouges – © Nemesis Films inc

De qui fait-on le procès dans Les Chambres Rouges ? De Ludovic Chevalier, tueur en série présumé de trois jeunes filles dans des conditions innommables ? Ou de Kelly-Anne (Juliette Gariépy), qui dort dans la rue à proximité du tribunal pour s’assurer une place aux audiences surmédiatisées de l’affaire ? L’affiche du film de Pascal Plante mentionne, comme un sous-titre : « chaque tueur en série a ses groupies ». Fausse piste : si ce terme de « groupie » sied effectivement à Clémentine, l’autre personnage que l’on voit assister au procès en fanatique – jusqu’à appeler un talk-show populaire pour prendre en direct la défense du tueur –, Kelly-Anne en est largement affranchie. A la question du motif de la fascination de cette dernière pour le « démon de Rosemont », le film répond par le portrait froid, glacial d’une femme qui ne semble répondre que des règles de la loi du plus fort, ou plutôt du plus intelligent. Et de la conviction d’être à une place avantageuse sur la chaîne de prédation.

Ici, le rouge est la couleur la plus froide. Échappe aux bas instincts de l’émotivité et de la perméabilité, des gros mots. Dans sa tour d’ivoire, son haut manteau noir qui l’enveloppe des mollets au bas du visage comme son chic appartement à la vue panoramique, Kelly-Anne s’efforce à voir sans être vue, éclaire peu son chez-elle, contrôle son image à tous les instants – elle est mannequin, fait la une de magazines et de sites internet. S’efforce à rester de pierre face au film qui explore les limites de son invulnérabilité.

C’est là que le projet de Pascal Plante attrape son spectateur. L’hémoglobine, l’ultra-violence, l’horreur, au centre du fil rouge judiciaire du film, ne sont pas des éléments de scénario, mais des éléments de décor. Ceux qu’il faut être capable d’encaisser, de trivialiser, pour ne pas être dévoré par une quelconque émotion. « Les émotifs, je les dépouille, c’est mon trip », assène-t-elle comme un mantra à Clémentine qui l’observe jouer au poker sur son téléphone. Elle n’assiste pas au procès du tueur par sympathie ou par conviction de son innocence au nom des soi-disant laissés-pour-compte. Ce monstre l’oblige, lui qui appartient à ce monde auquel elle aspire, celui des démiurges, qui auraient vaincu les instincts humains, leur donnant droit de vie et de mort sur les autres.

Les Chambres Rouges ne condamnent que les certitudes. La certitude de Clémentine en l’innocence de ce tueur – qu’elle pensait être la seule à intimement comprendre. La certitude d’une protagoniste en sa solitude, en son contrôle de et sur elle-même, en son omniscience émotionnelle. La certitude d’appartenir à ceux pour qui faire du mal à autrui est facile, n’a pas besoin de motif. La certitude d’être le prédateur et non la proie. Celle encore selon laquelle on peut être définitivement immunisé aux images, que le rouge sang qui se reflète sur les visages lors du visionnage des terribles vidéos de l’horreur, que ce rouge sera toujours le même rouge.

Ce démantèlement, pièce par pièce, opère déjà bien avant des retournements de situation scénaristiques qui frôlent le superflu ; et rassure quant au fait que Pascal Plante n’a que faire d’un film à énigme et de sa résolution. Il fait pénétrer sa caméra sous les barricades que Kelly-Anne dresse autour d’elle-même, et par ce seul geste ébranle toute son imperméabilité. Les gens ne changent pas, l’image les révèle. C’est d’ailleurs sa propre IA domestique, pourtant paramétrée pour être indétectable et impénétrable, qui sonne le glas, pensant faire une blague. « Pourquoi les fantômes n’ont-ils pas de secret ? Car c’est si facile d’y voir à travers. »

Charles Thierry

The Human Surge 3 – Edouardo Williams

The Human Surge 3 – © NORTE DISTRIBUTION

Le film s’ouvre sur un travelling près de la mer, peut-être d’un océan, entouré par une lourde végétation. Les perspectives sont déformées, des voix s’élèvent au-dessus du vent, on ne comprend pas l’objet de la discussion. Puis vient un cri. En décadrage, deux personnes marchent, on les associe par défaut aux voix ; pas de réaction, ni des corps, ni des voix. Ils ont peur d’être observés. Quelqu’un avance vers eux, on n’y prête d’abord pas attention, ni à ceux qui parlaient d’ailleurs. Puis un corps, puis un cut. On n’en reparlera plus.

The Human Surge 3 use d’un procédé radical – une caméra filmant à 360 degrés en plans séquences déambulatoires – pour mettre en scène une jeunesse mondiale en quête de repères. D’un raccord à l’autre, on traverse le globe, là où la jeunesse est perdue, cherchant toujours son chemin de la même manière, se posant toujours les mêmes questions. On les verbalise, on dit qu’on veut un travail, qu’on ne sait pas ce qu’est la vie, et surtout qu’elle est épuisante à porter. L’apparence anarchique du film se voit remise en question par des signes récurrents entre les séquences : des corps qui tombent puis qui se relèvent, des mots qui reviennent, comme si cet élan humain était un corpus cohérent. Comme si tous étaient les mêmes, mais chacun venant d’ailleurs. Un film anarchique, sans fil narratif, mais résolument construit : The Human Surge 3 se révèle d’une exceptionnelle fluidité grâce à son montage. Un film-balade, à la fois à l’intérieur des images – la liberté de la caméra 360° distribuant le regard partout autour -, et dans leur intrication : d’une baignade à une soirée arrosée à Taïwan, d’un bivouac étrange au Sri Lanka à une promenade labyrinthique dans la jungle péruvienne, il n’y a qu’un raccord.

Toujours à la croisée de l’expérimental et du documentaire, le film se hisse sur une fine ligne vis-à-vis de son spectateur, ne sachant exactement la nature des images qu’il regarde. Couplées aux discussions à bâtons rompus, toujours étranges mais trouvant leur écho chez le contemporain, elles placent le spectateur dans la position du rêveur qui se forme lui-même des leçons à partir des signes mystérieux laissés tout le long. Eduardo Williams produit avec ce film un compte-rendu de la jeunesse sur terre aujourd’hui, unifiée contre son gré par sa similitude mondialisée, en dépit de frontières qui n’existent que sur les cartes. Alors on se questionne, on se laisse porter, et on finit par rêver à ce monde où tous les mystères trouveraient une réponse satisfaisante, et on finit par rêver à ce monde sans frontières. Le sens de la vie ne sera pas trouvé de sitôt.

Arthur Duvoid