Cours Emma, courts !

À propos de trois films d’Emma Benestan | Itinérances 2025

S’il y avait bien une sélection de films à voir au festival Itinérances d’Alès (Gard) cette année, c’était la rétrospective intégrale des films d’Emma Benestan. Originaire de Montpellier, collaboratrice d’Abdellatif Kechiche sur le montage de La Vie d’Adèle et Mektoub, my love, co-scénariste sur Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand (un autre sudiste), elle a réalisé deux longs métrages à ce jour : Fragile (2021) et Animale (2024). Ces films, à l’empreinte territoriale extrêmement (trop ?) marquée, participent à une tendance que l’on observe et critique déjà depuis quelques années maintenant, à savoir la peinture d’une France des territoires, systématiquement édulcorée et problématisée autour de causes contemporaines (les VSS, un milieu masculin…), leur multiplicité faisant office de complexité. Ce mélange des genres qui ne prend pas était à l’origine de notre déception pour Animale, découvert à la Semaine de la critique l’an dernier. Mais il y avait quelque chose à creuser : si Fragile souffre du syndrome du premier film et manque d’une radicalité naturaliste qui faisait la grandeur de Kechiche, il avait le mérite de présenter une certaine fraîcheur, portée par un casting complice et à l’aise, Raphaël Quenard notamment, avant qu’il ne devienne le Raphaël Quenard que l’on connaît toutes et tous aujourd’hui. Plonger dans les courts métrages d’Emma Benestan était l’occasion pour nous d’aller chercher si, à l’origine de son cinéma, résidait donc un profond désaccord ou un simple malentendu.

Les ponts contre le réseau

À la découverte de L’Amour du risque (2019), Prends garde à toi (2019) et Le Jour où tu partiras (2014), difficile est la tâche d’identifier un trait commun, une patte, la récurrence d’un motif. Ni le lieu (respectivement le Bois de Boulogne, la Camargue et l’Algérie) ni le milieu (la drague et la course camarguaise pour les deux premiers) ne permettent de dégager un liant thématique à ces films. Et pourtant, ils annoncent déjà Fragile et Animale, comme si la réalisatrice avait disséminé par fragments des éléments autobiographiques (sa jeunesse dans une région à forte culture taurine, ses origines algériennes…), sans jamais se résoudre à tomber dans un cinéma de l’intime. Si la filmographie d’Emma Benestan ne dialogue donc pas par réseau, faut-il plutôt la relier par ponts : entre L’Amour du risque et Fragile, il y a Quenard ; entre Fragile et Animale, il y a Amamra ; entre Animale et Prends garde à toi, il y a la culture taurine…

Dans L’Amour du risque, Lila propose un séminaire à des garçons pour leur apprendre à draguer et conclure avec des filles. Le registre comique du film excelle pour donner de la liberté au casting : cette jeune femme qui donne des conseils farfelus aux incels est hilarante par sa gouaille et son ton dictatorial, tandis que les jeunes hommes déploient une palette de jeu variée en adéquation avec leurs persona respectives. La drague de Raphaël Quenard finit par révéler un fond psychopathe, celle de Salif Cissé est tendre mais maladroite et incertaine… L’humour fonctionne à plein régime grâce au décalage de rythme entre la coach militaire gonflée d’assurance et ses garçons jetés en pâture auprès de filles venues se balader dans le parc. Le temps laissé aux situations respectives permet à la caméra de Benestan de capturer le malaise inhérent au processus de drague : l’un d’eux se rapproche d’une femme sur un banc, puis lui demande son briquet pour le mettre dans sa poche, et s’en sort finalement pas si mal en faisant passer son raté pour de l’humour.

Revenir aux origines

Prends garde à toi et Le Jour où tu partiras, qui complétaient le programme de courts, revendiquent pour leur part un ancrage identitaire bien plus marqué. Le premier situe son action en Camargue, et suit quelques journées de la vie de Marie, une jeune femme aspirant à devenir raseteur (raseteuse ?) professionnelle de courses camarguaises, un sport consistant à attraper à l’aide d’un crochet des ficelles et une cocarde situées au niveau des cornes du taureau. C’est l’occasion pour la réalisatrice de montrer d’une pierre deux coups : la culture taurine est un milieu à dominante masculine (« il faudra travailler deux fois plus » la prévient son coach), et la transgression par une femme de cette répartition genrée du sport s’accompagne d’une pression sexiste et homophobe par ses propres camarades. Malgré son didactisme appuyé, le film a le mérite de travailler la souffrance de son personnage sur plusieurs aspects à la fois, rappelant ainsi les multiples systèmes d’oppression dont est victime Marie. Car en parallèle du sexisme dont elle est victime au sein de ce milieu viril, son homosexualité ne peut pas non plus être vécue librement loin des regards : Ava, la fille qu’elle rencontre, d’une classe sociale supérieure à la sienne, finira par la quitter pour cette raison. Après en être venue aux mains avec ses collègues lorsqu’ils l’obligent presque à avouer sa relation, Marie souhaite rentrer tandis qu’Ava souhaite instinctivement porter plainte : « J’habite ici, tout le monde me connaît » lui répondra-elle.

La famille et les amis qui deviennent la famille peuvent aussi prendre des allures oppressives. Cette idée traverse en partie Le Jour où tu partiras, dernier court métrage de la sélection qui suit Mehdi au lendemain d’un deuil familial. Il repeint son mur en bleu puis retourne en Algérie, où il retrouve sa bien-aimée. Trop brouillon, le film se perd dans un imbroglio intimiste, comme pour refuser d’instinct une simplicité des événements du quotidien, qu’on verra Benestan trouver par la suite. En ce sens, on voit bien une filiation avec Kechiche, l’amplitude de la durée en moins. Tirons-en encore une fois la conclusion suivante : les registres trop appuyés comme le genre (Animale) ou le film de milieu (Prends garde à toi) verrouillent bien trop les potentialités de la metteuse en scène, qui a plus que prouvé son aptitude à travailler des questions sérieuses dans un registre comique (L’Amour du risque), ou emprunter la voie d’un certain naturalisme ensoleillé (Fragile), malgré l’ombre surplombante d’Abdellatif Kechiche. Impossible de trancher en l’état : ce n’est plus un ni même deux films qui suffisent maintenant, c’est au troisième que l’on saura enfin la voie qu’emprunte le cinéma d’Emma Benestan.