Entrevues de Belfort 2024 : l’hypothèse formaliste

Compte rendu de festival | Entrevues de Belfort 2024

Depuis 2022, la direction artistique du festival Entrevues de Belfort s’est constituée selon une hypothèse démocratique, avec pour principale évolution une direction artistique répartie entre différent·es programmateur·ices, au service de chacune des sections du festival. Un programme vaste qui s’organise autour de trois principales sections : 

– La Transversale, virée thématique toujours passionnante dans des films de répertoires, mettait cette année en avant la question du tourisme, offrant une histoire en bref du cinéma depuis les voyages de Méliès jusqu’au Grand Tour de Gomes, s’autorisant de piocher parmi les plus beaux films jamais tournés (Les Naufragés de l’île de la tortue, Le Rayon Vert, ou Les Vacances à Venise) et en incluant des formes plus critiques sur le genre (Du Côté de la côte, ou Disneyland, mon vieux pays natal). L’exercice de la Transversale est passionnant tant du point de vue de l’équipe de programmation qui revisite sa cinéphilie, multipliant les approches ou commentaires autour d’un thème, que pour un public qui plonge dans une histoire éditorialisée des films.

– La Fabbrica, zoom sur un auteur de cinéma et dédié à l’organisation de discussions ou débats autour de son travail en présence de ses collaborateur·ices, cette année consacrée au cinéaste Robert Guédiguian… dont un poli manque d’intérêt pour les films m’en aura éloigné durant mon séjour à Belfort.  

– La Compétition Internationale, construite à six têtes, pour une sélection de vingt films de tous formats : 13 minutes pour le plus court (Spring 23 de Zhiyi Wang), 3 heures pour le plus long (We Are Inside de Farah Kassem). 

Le festival proposait par ailleurs de nombreuses avant-premières. La précieuse programmation collective Some Strings, lambeaux de courtes vidéos et films prenant leur source dans les conflits du monde en général et de la Palestine en particulier, en a été le point d’orgue. Belfort cette année c’était aussi la mise en avant d’une figure mal connue du cinéma indépendant américain, Nancy Savoca (dont on a pu découvrir le magnifique Household Saints dans une copie DCP restaurée), ou encore un programme de films muets consacré à la figure de la Vamp. 

Mes quatre jours sur place, je les ai donc abordés avec la compétition internationale en tête, délaissant de merveilleuses propositions côté patrimoine, et des plaisirs côté avant-première (on attendra fin janvier pour le plaisir de voir en salles La Voyageuse de Hong Sang-soo). La grille horaire étant suffisamment bien pensée, quatre jours un peu sérieux, à raison de quatre séances par jour, vinrent à bout des vingt films de la compétition. Avec une sensation toutefois de se transformer en métronome : cinq écrans du grand Kinepolis de Belfort sont alloués au festival, dont une salle unique dédiée à la compétition – la 12, dans laquelle on prend vite ses aises une fois repérés les sièges molletonnés des premiers rangs. On se plonge aussi dans l’ambiance confortable des salles, souvent remplies d’un public scolaire applaudissant en rythme le long de la bande-annonce du festival. Hors de la salle, la neige épaisse nous retranche dans le café du festival, nous invitant à se sucrer la panse de Elsass Cola entre chaque séance. Et maintenant, les films. 

Les Entrevues et son exigence

Pas un film de la sélection qui ne se soumet à l’exercice du dispositif formel, abordant la mise en scène avec une radicalité d’approche : soit un montage rationalisé (Inner City de Jennifer Sun Baulch), soit un contrôle de son mouvement et de sa lenteur (La Langue du feu de Tarek Sami), soit une approche particulièrement formaliste du plan (Spring 23 de Zhiyi Wang), soit un matériel d’images composites (Trans Memoria de Victoria Verseau). Un autre moteur du programme est son inflexion générale vers l’hybridité, sa quête de films qui souhaiteraient s’affranchir de la scission conventionnelle entre fiction et non-fiction, œuvres narratives et non narratives, tout comme entre courts, moyens ou longs-métrages. Car ces distinctions, si elles existent, se font sur des critères économiques. Une fiction ne se financera par sur les mêmes canaux qu’un documentaire, et un court-métrage ne se verra pas ouvrir les mêmes guichets d’aides qu’un long. Expliquant peut-être la dissonance (apparente seulement, puisque nécessaire autrement) entre une compétition ouverte à tous formats et tous genres, face à un jury qui, lui, distingue : un prix est dédié au court, un autre au long, et un dernier spécifiquement pensé pour le documentaire – en plus du salutaire prix de la distribution, ressource nécessaire pour accompagner des films « difficiles », et qui au stade de leur présentation à Belfort ne bénéficient que rarement d’un distributeur français. 

De cette sélection, on retiendra en majeur un goût prononcé pour le cinéma indépendant américain, dont les ressortissants sont les plus notables faits d’armes de la compétition. D’abord Softshell de Jinho Myung qui, avec merveille – et le mot n’est pas en trop tant la composition des plans induit bien davantage de polysémie qu’un traitement naturaliste de l’image l’aurait fait –, nous introduit dans la communauté thaï de New-York, avec pour point de départ le deuil d’une fratrie. La réussite du film se fait pourtant au dépend de tares ou de clichés de l’indépendance : tournage en 16 mm, caméra à l’épaule confuse, et culture de l’anecdote. Ces tics de films amateurs prennent leur revanche grâce à la grande inventivité de son cinéaste (ou ici disc-jockey du réel), qui fait fracasser ses murmures et hésitations dans un sens du rythme plutôt bluffant, et des inserts visuels étonnants profondément inspirés par le goût du mix. Rare film de la sélection n’ayant pas eu de présentation dans un festival européen majeur, Softshell est la grande découverte du comité – lauréat du grand prix Janine Bazin.

Cette exploration des corners de la culture étasunienne se poursuit dans Invention de Courtney Stephens, une presque-fiction dédiée elle aussi à un deuil. S’y retrouve le même goût pour la multiplicité, et la mise en scène de différents matériaux : archives télévisuelles du défunt (inventeur au service de pseudo-sciences), et mises en situations de la fille en enquête sur les inventions du père. Si le film est trop lourd de sa matière (un même schéma entre archives TV, rencontres incongrues et théories se répète tout du long), sa fascination pour le monde de la culture des micro-entreprises bullshit et des complots scientifiques contamine, en ce qu’elle se saisit du dessous de l’un des mythes fondateurs des États-Unis. Ni condescendance ou moquerie appuyée : l’essentiel est dans ce que cette culture fait aux corps et aux esprits. Dernière cinéaste de cette constellation, la réalisatrice franco-américaine Alexandra Simpson synthétise parfaitement avec No Sleep Till toute une réussite de l’indépendance nord-américaine, produit par un autre nom de cette scène, Tyler Taormina. Le film convoque à son tour les mythes de l’Amérique contemporaine par une exploration de ses franges : cinéma de la lenteur et de l’errance dans une Floride inconnue du public européen, ses représentations mêlent le gigantisme étasunien (chasseurs de tempêtes et road trip sur plusieurs jours) à des vues sociologiques claires (le duo principal qui souhaite percer à Philadelphie), au profit d’un film prétendument choral qui ne s’attarde finalement que sur les détails – précisément là où se situe la beauté. 

De belles trouvailles aussi côté cinémas européens. The Sparrow in the Chimney, troisième film du suisse Ramon Zürcher, mérite tous les éloges. Le film est à l’image de beaucoup d’autres dans cette sélection : joueur, il désamorce tout ce qu’il entreprend, et est faussement beaucoup de choses – fausse comédie acide, fausse tragédie familiale, fausse austérité autrichienne… On s’y amuse beaucoup plus que de coutume à Belfort, en fait on se régale parce qu’il mélange une maîtrise spectaculaire de ses effets (on n’aura pas vu cette année, à part peut-être chez Alain Guiraudie, de meilleures circulations de personnages dans un espace, de meilleures entrées ou sorties de champ) et une liberté narrative étonnante, faisant incarner des horreurs (on ne dira pas lesquelles, en espérant que le film se trouve un distributeur en France) dans un corps, puis dans l’autre… réinventant en direct les espaces de ce faux huis clos. Et elle est là toute l’exigence des programmateur·ices de Belfort : on a besoin d’une bonne forme dès lors que l’on s’intéresse au réel. C’est ce que prouve deux autres films marquants de cette sélection, issus de la production documentaire : Festa Major du pyrénéen Jean-Baptiste Alazard, magnifique vue d’une fête et d’une vie de village organisée autour de celui-ci sublimée par une caméra fonctionnant comme par à-coups de pinceaux impressionnistes, et Trans Memoria de la réalisatrice Victoria Verseau, bouleversant retour sur soi d’une cinéaste qui accompagne dans un même geste (et dans ses multiples considérations architecturales sur un hôpital thaïlandais) le deuil d’une amie et sa propre survie par le prisme de sa transition de genre. Les Entrevues de Belfort sont parmi ces rares et persistants espaces de croyance dans les films comme des gestes et des formes qui, à défaut de pouvoir réparer le réel, lui font justice. Et à l’aube de sa quarantième édition, c’est pour ses programmateurs une forme de courage renouvelé.