V/ivre (Tsounami 9 : L’ivresse)

Archive | Événement Edward Yang

Ce nouveau dossier dédié au cinéma d’Edward Yang était aussi l’occasion pour nous de replonger dans nos archives, et de relire les traces de notre première rencontre avec la Nouvelle Vague taïwanaise. Nous republions pour l’occasion cette archive de l’hiver 2022, tirée de notre numéro 9 : L’ivresse…

On n’écrit jamais qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance. Combler l’ignorance, c’est remettre l’écriture à demain, à jamais. C’est la situation génétique de tout geste critique conséquent, ce qui permet également de distinguer les régimes de discours. Avoir besoin d’écrire, sur une œuvre d’art, ici un film ; plus singulièrement, ressentir la contrainte d’écrire : cavalcade de mots coincés dans la gorge, se culbutant à toute vitesse dans les recoins du crâne, ou au contraire le silence caverneux de ce qui laisse sans voix, autour duquel on tourne indéfiniment, à la recherche d’une voix nouvelle. De fait, on n’écrit jamais que parce qu’on a des comptes à régler, qu’une expérience s’est imposée à nous, qu’elle nous fait problème. Problème au sens le plus noble du terme : c’est dans le tremblement, l’inquiétude, la colère et la joie ; jouissance et frustration. On a dû avilir le discours, le discours critique en particulier, pour le réduire à ce qu’il ne saurait être : un tribunal. Juger du bien et du mal, du haut du perchoir de celui qui sait, c’est pour parler et rien d’autre ; l’œuvre d’un critique, puisque c’est une œuvre, en est l’antinomie. Toujours située d’abord dans l’humilité et la faiblesse initiale d’un non-savoir, d’une disponibilité sensible ; elle est un carnet de bataille : lente et longue pérégrination sur les chemins qui ne mènent nulle part, consignation continue des amours et des haines. Jamais écriture sur le cinéma, mais à partir du cinéma ; jamais parole sûre, mais parole embarquée dans une aventure passionnelle : tirer des plans sur le chaos, rien qu’un peu d’ordre, rien qu’un peu… 

C’est dans ce carnet de route que nous consignons, ici et maintenant, une rencontre. Celle que nous avons faite récemment avec le cinéma taïwanais. Cette rencontre, comme toutes les rencontres, est à la fois un hasard et un voyage. Il n’y a que des voyages fortuits, et les vraies rencontres sont des transports de corps et d’âmes. « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, nous sommes con, mais pas à ce point… »1 . On devait y aller voir, même si on ne savait pas encore pourquoi. Certainement « […] aller vérifier quelque chose, quelque chose d’inexprimable qui vient de l’âme, d’un rêve ou d’un cauchemar, ne serait-ce que savoir si les chinois sont aussi jaunes qu’on le dit, ou si telle couleur improbable, un rayon vert, telle atmosphère bleuâtre et pourprée, existe bien quelque part, là-bas »2. On a fait un grand voyage, parce qu’il était immobile. Un grand voyage, parce qu’on n’y est pas allé chercher quelque chose, on était à la traîne de rien. On n’y a pas vu ni connu de grande rupture ; l’exotisme des petits voyageurs aux grands moyens, très peu pour nous. Ailleurs, là-bas, c’est la même chose qu’ici ; c’est-à-dire que c’est toujours autre chose, absolument autre : on peut bien me causer chinois, japonais, arabe ou le vieil anglais de partout, c’est pas pour me dépayser. On peut même se taire c’est souvent mieux. On comprend bien qu’une rencontre ou qu’un voyage, son affaire n’est pas le dépaysement dans lequel on n’est jamais rien d’autre que soi-même encore et toujours, le même que soi imposé impérialement ; ou alors c’est pour accoster encore en conquistador, nier les différences qui font les communions. Si on a voyagé, si on a rencontré le cinéma taiwanais, c’est qu’il a su faire une différence.

Pour quelques raisons, là-bas, entre les années 1980 et 1990, quelques auteurs ont fait un cinéma qui ne se distingue pas seulement parce qu’il est taiwanais. Ça ne serait sinon qu’une différence identitaire, de surface ; catégorie pratique, mais toujours réductrice, aveuglante. Il se trouve qu’il est taiwanais, et que pour tout un tas de raisons il ne pouvait être autre ; il est même profondément marqué par l’histoire sociale, politique et culturelle de ce territoire. Mais l’affaire du cinéma, sa matière, quitte à répéter des évidences, est entièrement sensible ; et si cette matière sensible est toujours travaillée dans un cadre, si on peut l’inscrire dans un contexte déterminé et déterminant, reste qu’à la fin, en dernière instance, l’unique question du cinéma taïwanais est celle de la vie ici et là, et de manière très concrète. On a d’ailleurs parlé de Nouvelle Vague taïwanaise pour qualifier un certain esprit du temps cinématographique, l’affaire de quelques amis aux vues esthétiques plus ou moins communes. Comme si toutes les fois où une poignée de cinéastes se disent qu’il est temps de filmer quelque chose comme des gens en train de vivre, relevaient d’un même geste. On ne dira pas que ça n’a rien à voir, mais probablement que filmer des jeunes parisiens dans les années 1960, et des jeunes néo urbains à Taiwan dans les années 1980-1990 conduisent à des expériences esthétiques absolument étrangères. Et c’est dans cette étrangeté qu’on tombe amoureux ; sur le plan sensible, impersonnel, contextuel mais irréductible à une identité et à ce dit contexte, où le même et l’autre font des va-et-vient à toute allure sur nos corps et nos âmes. À la fin du voyage, on se rend déjà compte qu’on n’est jamais qu’au début, qu’on est déjà plus tout à fait le même, un peu plus que soi-même, élargi non par la seule et banale étrangeté, mais la résonance étrange en nous d’une communauté sensible qui se joue au-delà de toute communauté de fait. Cet absolument autre qui nous est toujours le plus proche, le plus intime. À la fin de ce voyage, je devais être un peu ivre… Et c’est le paysage, nécessairement un peu impressionniste, de cette ivresse qui se joue dans la relation entre le dedans et le dehors des œuvres de ce cinéma, que je voudrais vous offrir. Une petite pérégrination titubante. 

Des poussières dans le vent….

C’est d’abord l’histoire d’un cinéma mineur, d’un pays minorisé, lui-même peuplé de multiples minorités. Territoire chinois, puis japonais, avant de revenir sous le contrôle chinois à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour finir par être le territoire refuge du gouvernement de la Chine nationaliste de Tchang Kaï-chek après sa défaite dans la guerre civile qui l’opposait aux communistes. De 1949 à 1987, c’est la loi martiale ; ce pays insulaire, dont le nom officiel est bien la « République de Chine », est alors sous l’emprise d’une dictature, gouverné par un parti unique. Les rapports entre cette autorité, ainsi que les nouveaux arrivants continentaux, et la population taïwanaise sont le nœud d’une construction identitaire complexe, tendue, sur tous les plans, et d’ailleurs encore vivaces aujourd’hui. Quand s’amorce dans les années 1980 un processus de démocratisation, avant même la fin de la loi martiale, le cinéma y opère tant comme le signe le plus révélateur, qu’en paradoxal « porte-parole ». 

A ce jeu-là, s’il y a un « premier » – et y en a t-il jamais qu’un seul ? –, c’est du cinéma d’Hou Hsiao-hsien qu’il nous faut parler. En vérité, au-delà des hasards chronologiques, il en va peut-être même de la singularité de son cinéma d’être celui qui durant cette période a su porter le plus large et le plus perçant regard sur ce qui se jouait dans la société taïwanaise. D’avoir su la saisir, par une fibre très personnelle, presque autobiographique parfois, dans son devenir. C’est-à-dire, que par et au cinéma, il ne va pas tant chercher à raconter des histoires, ou même à raconter l’Histoire ; il n’y a pas de « messages » à faire passer. Non, il faudrait plutôt dire qu’il opère à des « tranches » de vie. Non pas un instantané photographique, mais le mouvement et ses hasards, jusque dans ses maladresses, sa précarité. Au fond, Hou Hsiao-hsien c’est très simple ; des poussières… 

Des poussières, oui ; dans le vent de l’Histoire. Le mana de la structure, la dissonance de la machine. C’est en 1983, avec Les garçons de Fengkuei, qu’il institue ce geste déterminant, et surtout par là-même une question nouvelle pour Taïwan. Avec Hou, au cinéma, être taïwanais est (enfin ?) une question-problème sans solution. Au moment même où Taïwan est politiquement et diplomatiquement contraint de se redéfinir, il ne doit probablement pas y avoir de geste plus crucial que de filmer une jeunesse qui se cherche, qui devient, en toute désinvolture. Pour montrer cette jeunesse, montrer son énergie, la saisir dans les méandres et les détours de la vie, il met en place un dispositif réaliste tout singulier, à mi-chemin entre l’art pictural et le documentaire. Comme s’il s’agissait de construire un appareil de capture, un piège pour capter les énergies : il développe tout un art du cadre, non pas pour enfermer ou clôturer, serrer de près une petite histoire, mais plutôt comme s’il coupait, tranchait dans le réel à vif. L’action ne se limite d’ailleurs jamais à ce qui se passe dans le cadre ou le surcadre ainsi construits, mais ne cesse jamais de les traverser… Et puis, ce qu’il y a, c’est que cette jeunesse taïwanaise qu’on filme pour la première fois, toute tapageuse qu’elle soit, est une énergie de fuite. Dans cette énergie s’entremêlent la frustration et les joies de l’insouciance ; comme s’il fallait toujours déborder, rompre avec le noyau familial, fuir son village, fuir la police… Sur le chemin de cette fuite collective, à la fin, il ne s’agit d’ailleurs pas de se trouver, de savoir ce qu’on est en fin de compte. Tout au contraire, l’arrivée en ville de cette bande de jeunes ruraux accentue le vertige de la fuite, et les différents épisodes aussi comiques que mélancoliques ne sont marqués par le sceau d’aucune tragédie ; seulement l’ivresse du temps qui passe, de la précarité de l’existant. 

En ville, les nerfs sont encore plus souvent à vif, on ne sait jamais tout à fait ce qu’on est, et cette jeunesse sait encore moins ce qu’elle devient. Les jeux de l’amour et du hasard, comme les plus simples divertissements, ne sont jamais loin d’être des jeux de dupes ; des dialogues de sourds ou de pures et simples tromperies. Ainsi, il en va de cette fameuse scène qui voit les trois jeunes gens, tout juste extraits de leur ruralité, se faire duper à propos de soi-disant places de cinéma qu’ils paient au prix fort, pour finalement se retrouver au quatrième étage d’un immeuble en construction en face de (et même traversant) cet « écran large et en couleur » qui n’est rien d’autre qu’une baie sans vitre, embrassant dans un vaste paysage la cité portuaire. Dans ce sur-cadre, les trois adolescents font aussi bien face à cette nouvelle réalité urbaine, qu’ils sont comme pris et perdus dedans… 

En prenant ses distances avec les ressorts dramatiques, Hou creuse une tranchée singulière dans la densité sensible qui fait la matière de chaque vie. Les émotions relèvent moins des seuls événements en eux-mêmes, que plus véritablement de tous les détails matériels et affectifs qui leur donnent une consistance bien vivante. Du côté de sa direction d’acteur, cela implique pour lui de privilégier le plus souvent l’improvisation, ainsi que de tourner autant que possible en une seule prise… De telle sorte qu’il ne s’agit pas de voir un acteur mimer la maladresse ; de même qu’un geste tâtonnant, hasardeux, détiennent à eux-seuls une énergétique qui ne peut en aucun cas être l’objet d’une reproduction.

La ville, comme un délire

La tétralogie autobiographique d’Hou Hsiao-hsien opérerait (nous l’avons vu en parcourant le premier film de cette période) comme une ouverture dans le champ cinématographique à Taïwan. Dans les faits, ça n’est évidemment pas si simple ; les productions de réalisateurs qui lui sont plus ou moins proches empruntent des voies semblables de manière tout à fait contemporaine. Les rapports d’influences, parfois même de camaraderie, sont multiples et certainement pas unilatéraux. C’est notamment le cas en ce qui concerne l’œuvre d’Edward Yang, qui ne s’inscrit pas dans un sillage mais participe plutôt d’un geste commun, s’installant dans ce qui nous apparaît plus comme un dialogue avec l’œuvre de son ami et contemporain, éclairant d’autres aspects, cultivant sa différence. En effet, là où dans cette période le cinéma d’Hou Hsiao-hsien s’inscrit profondément à l’intérieur de dynamiques de passages, dans un jeu de va-et-vient fait de contrastes entre la campagne et la ville, l’adolescence et l’âge adulte, Yang pose plus directement la seule question du bouleversement qu’implique l’urbanisme comme nouveau paradigme anthropologique. Ce que la ville fait aux corps et aux esprits, la manière dont elle transforme l’être humain, sa socialité ainsi que ses réflexes animaux. 

Dans le vase clos de la ville, l’ivresse n’est plus seulement mélancolique ou, dans les meilleurs cas, vertigineuse. Du moins, si tout peut parfois commencer ainsi, elle tourne rapidement au délire et à la dérive. La ville comme grande mangeuse d’homme, monstre froid ; la vérité, c’est surtout qu’on s’y consume, par tous les bouts, et d’abord moralement avant que le corps ne casse. Taipei story (1985), dans lequel Yang fait jouer le jeune Hou Hsiao-hsien, est un classique du genre. Cette démarche, explorant l’aliénation urbaine, n’est évidemment pas sans accent antonioniesque. La scène d’ouverture nous présente ce qui semble être un couple, évoluant dans un appartement vide. On comprend néanmoins assez vite que Chin, la jeune femme, va d’abord emménager seule. Si elle semble faire signe vers un avenir en commun dans cet espace encore sans vie, Lung marque tout de suite ses distances en la renvoyant aux efforts de décoration qu’elle aura à faire. Néanmoins, tout se joue dans la disposition de l’espace ; dès le premier plan ce couple est comme déjà séparé par un jeu de symétrie dans le cadre de la fenêtre. Caractérisation initiale, le développement de la scène est ensuite assez symptomatique du déroulement du film : les personnages n’évolueront plus dans le même plan, et même dans la suite du film quand la chose se reproduira, un élément de décor délimitera toujours leurs espaces respectifs, les séparera irrémédiablement. Les personnages évoluent séparément dans les différentes pièces, dérivant, divaguant, sans plus jamais se croiser, échangeant quelques informations à haute voix, chacun pris dans leurs gestes, leurs préoccupations respectives ; seuls. Et en effet, Lung (de retour des Etats-Unis) et Chin n’auront aucune véritable intimité en commun. Ils semblent comme évoluer simultanément dans des univers distincts, cheminer sur des lignes de vie parallèles.

Travaillant dans un cabinet d’architectes connaissant des déboires juridiques et en cours de rachat, Chin entretient un flirt avec un de ses supérieurs hiérarchiques. Un flirt ? Est-ce même rien d’autre qu’une tentative de rapport humain ? Un parfum de crise existentielle est comme toujours en suspens autour de chacun des personnages. Des plus grégaires et parasites comme le père de Chin, aux nouveaux galériens des villes comme le vieux copain de Lung devenu taxi et parvenant à peine à subvenir à ses besoins et ceux de sa famille… Tout se déshumanise, la ville n’est plus qu’un grand réseau, grand cerveau, un maillage infini de lignes de vies qui se percutent, se croisent, se chevauchent, mais ne se rencontrent jamais tout à fait. L’architecte dira même de manière assez symptomatique à Chin : « Regarde ces bâtiments. J’ai de plus en plus de mal à reconnaître ceux que j’ai dessinés. Ils se ressemblent tous ; comme si ça ne changeait rien que j’existe ou pas…».

Les cerveaux carburent, les esprits s’échauffent… Chacun de ces trentenaires rêvent. Ils rêvent au passé, s’accrochent comme ils peuvent aux résidus d’éléments signifiants que cette vie-là pouvait avoir quand elle n’était encore qu’un avenir ; quand la rigidité des ruptures, que les segmentarités dures qui font la réalité des vies contemporaines, étaient à bonne distance. Reste un élément dissonant, l’élément de fuite, de marginalisation : la jeunesse. C’est elle que Chin finit par côtoyer en accompagnant sa sœur à diverses soirées, en rencontrant son groupe d’amis ; des marginaux, qui semblent squatter l’étage vide d’un immeuble. La narration tout le long du film est sans heurt particulier, tout se passe comme un lent écoulement, de rencontres en rencontres, scènes hasardeuses en scènes hasardeuses… Il faut vraiment les voir ces lignes de vie qui suivent leurs cours, jusqu’à se rompre. Plus le film avance, plus la lumière blanche du jour qui baignait le film au début laisse place à la nuit et à la couleur des néons. La dérive psychologique se fait pleinement physique et sensorielle… Les plans fixes et rectilignes disparaissent au profit, un temps au moins, du méandre des rues, parfois vidées de leurs habitations, jusqu’à ce que la circulation bien ordonnée soit éventrée par un véritable cortège de motos ; une chevauchée fantastique, parcourant en signe de défi les lieux d’hommage et de mémoire au défunt dictateur Tchang Kaï-chek. « Vive la République de Chine ! » précise une arche scintillante de milles éclats, alors que les motos de la jeunesse griffent la ville au rythme des moteurs à explosions et des cris de joie, jusqu’à déboucher dans un nouveau lieu de fête. De l’autre côté de la ville, comme de l’autre côté du monde, Lung lui aussi se déchire, à petit feu. Il boit, il fume, sans arrêt ; lentement. Il joue aussi, à des jeux d’argent, toute la nuit. Il y perd sa voiture ; se condamne à une déambulation nocturne d’un nouveau rythme, à parcourir de nouveaux espaces.

Au fil de ses dérives nocturnes, un James Dean taiwanais s’est entiché de Chin. Il la suit jusqu’à chez-elle, y zone en permanence. Se croisant une dernière fois dans le hasard de la nuit et des bars, Lung accepte de raccompagner Chin jusqu’à chez elle pour tenir le jeune importun à distance. Dans une discussion plongée dans la pénombre, Chin revient sur l’éventualité d’un mariage et d’un départ aux Etats-Unis… Mais tout est déjà trop tard, tout à toujours été trop tard, surtout pour Lung. Il n’y a plus qu’à congédier ces « espoirs fugaces » qui ne font que « donner l’illusion que tout peut recommencer ». Prenant le chemin du départ, mesurant l’étendue de la catastrophe, il tombe nez à nez avec le jeune entêté. Après lui avoir expliqué calmement de lâcher l’affaire, soubresaut d’humanité et de compassion, son interlocuteur décide de suivre son taxi en moto. S’ensuit une bagarre au milieu de nulle part. C’est absurde, la situation est sans fondement rationnel, filmée de loin on n’a jamais affaire qu’à son ridicule. Grièvement blessé, Lung marche seul, affaibli et probablement mourant, son sang l’abandonnant lui aussi ; une dernière cigarette, assis dans la nuit, un dernier sourire, puis une volute virevoltante sur le fond noir du ciel comme une vie s’échappant… Le lendemain, Chin, comme vous, comme moi, reprend le travail ; elle est à la ville comme elle n’a jamais été et ne sera jamais à aucun être. 

Au fond, la ville, on y naît parfois, plus souvent encore on y meurt ; mais on n’y vit jamais pleinement : c’est la ville qui nous vit, on n’y est jamais rien d’autre que la vie de la ville. Il y a là une forme d’ivresse, peut-être moins manifeste, mais plus déterminante : un obscur désir de s’y perdre, d’y perdre la vie dans ces villes. Ce n’est pas une fatalité, c’est même probablement une perversion ; l’une de celles les mieux partagées aujourd’hui.

L’année suivante, Yang explore à nouveau le cadre urbain dans The Terrorizers (1986). Plus sombre en un sens, l’ivresse nocturne y est beaucoup moins présente, mais la nuit urbaine, et la déperdition qui l’accompagnent, ont imprégné plus profondément les âmes. Les rouages sont huilés ; les couples de lignes se font et se défont, au détour des bonheurs et malheurs, de la chance. Le cinéaste tranche dans ce capharnaüm de destins en train de se faire. Toutes les apparences d’une narration se fixent pourrait-on croire, là où pourtant rien ne se passe véritablement, ou alors de manière si confuse. Des enchaînements de causalités sans nécessité : le réalisateur a mis du hasard – voire du chaos – en conserve. Seul véritable évènement peut-être, parce qu’il s’agit de la coupure définitive : l’un des personnages, le plus atteint, le plus ivre de désir en un sens, puisqu’il s’agit de celui qui s’est le plus radicalement fait rat ou cloporte humain, finit par se tuer. Faisant un pas de plus que Taipei Story, il n’est plus ici question – ni même possible – de donner une place aussi importante à l’ivresse superficielle, naïve et fugitive de la jeunesse. Il n’y pas de fugitif dans cette tranche de vie-là ; seulement l’aliénation intégrale à la ville. 

Désir et résistance 

Est-ce en héritage, dans un esprit de continuité, ou plutôt parce que la question urbaine s’est faite de plus en plus pressante, angoissante, et n’a jamais en même temps cessé de se renouveler, que les années 1990 ont vu apparaître un cinéaste semblant reprendre, radicaliser et détourner le geste de Yang ? Tsai Ming-liang, le principal intéressé dans cette affaire, a une réponse assez claire : « Je ne me sens pas lié au nouveau cinéma de Taïwan. Je suis différent. Je ne porte pas ce fardeau. Je crois que la réalisation est quelque chose d’individuel. Faire son propre truc. »3 De par l’attention formelle que Tsai portait, dès ses premiers films, à son geste artistique, la critique a tôt fait d’associer son nom à ceux de ses illustres prédécesseurs. Leur point commun (mais à la fin, n’est-ce pas le point commun des gestes artistiques les plus ambitieux ?) est l’assimilation du fond et de la forme, ou du moins la certitude d’une puissante et inextricable continuité entre les deux. Du reste, cette Nouvelle Vague taïwanaise (celle de Yang et Hou, parmi d’autres encore) était bien plus qu’une communauté de style, c’était une communauté de vie. Autour du cinéma, entre ces cinéastes, c’est un mode de vie – fait de dialogues, de collaborations… – qui a conduit à cette décennie de suractivité et d’innovation. Tsai Ming-liang n’en est pas ; il vient après, et il est déjà ailleurs, sur d’autres plans : il est de fait inclassable. Sans prédécesseurs peut-être que son cinéma n’aurait pas pu être possible, mais plus qu’un héritier, et comme ses prédécesseurs, il est surtout l’émanation de son époque. Et son époque n’est plus aux expériences et aventures collectives. Même en ville le pas de plus est fait, tout s’est définitivement disloqué. Le cinéma de Tsai est tout entier un cinéma de la solitude ; et s’il explore la ville et la modernité, c’est dans un tout nouveau cadre, glissant sur un tout nouveau plan qu’ Edward Yang. Ainsi, ses trois premiers films, réalisés dans les années 1990, forment une étrange « trilogie de la jeunesse.»

Dans Les Rebelles du Dieu néon (1992) comme dans Vive l’amour ! (1994) ou encore La Rivière (1997), on suit le personnage que l’acteur fétiche de Tsai – Lee Kang-chen – ne cessera jamais d’incarner. Plus qu’un personnage, au fil de ces films, c’est même un corps et un visage que l’on suit. Autour de lui le silence, et l’insoutenable lenteur de plans séquences, souvent fixes. Il ne se passe vraiment rien que les gestes habituels, et répétés quotidiennement, de ce corps. La musique extra-diégétique, d’abord présente et obsédante dans Les Rebelles, disparaîtra très vite au profit de la seule valeur affective des images. Les images seules, pour que l’ivresse monte lentement, que le voyage sensoriel ne soit que plus radical ; que le spectateur ait le temps et l’espace de s’y faire une place. Il fallait que ces films soient des expériences exigeantes, mais totales ; qu’une fois pris on n’en sorte pas indemne. 

Mais ce qui se dégage en propre de cette trilogie, en dehors de ce qui fait la marque distinctive du cinéma de Tsai et des débuts de sa puissante relation artistique avec Lee Kang-chen, du moins ce sur quoi nous voudrions ici particulièrement insister, et ce qui à nos yeux marque un changement d’époque, c’est le traitement du désir. On fait souvent la remarque, en forme de reproche ou d’enthousiasme, de la dimension silencieuse des films de Tsai. On y parle peu ou pas ; et plus son œuvre avance, plus les lignes de dialogue se raréfient. C’est que dans la solitude urbaine, les seuls véritables rapports qui émergent, tout entier contenus dans leur précarité, relèvent de l’incommunicable, de l’indicible : du désir. Hsiao-kang, le personnage incarné par Lee, affleure à peine à la surface des existants ; il semble sans cesse être en instance de disparition. S’il existe, c’est tout entier en tant que corps désirant et désiré. Encore une fois, c’est le thème de la fuite qui revient, mais en un tout autre sens, selon de toutes nouvelles perspectives. La scène introductive du personnage dans Les Rebelles est à ce titre assez programmatique. Hsiao-kang est-il autre chose que cet insecte qu’il plante avec un compas sur son bureau ? Comme étouffé par cette mise en abyme en forme de malaise, il brise d’un violent coup de poing la vitre qui lui fait face, et quelques gouttes de sang coulent sur une carte de Taïwan… Une colère inexplicable, assez froide, dans ce film il est comme saisi par un démon. Il traverse la vie et la ville à moto, indifférent à tout, ne s’attachant à rien, sauf à la vie de deux jeunes voyous et à leur destin mêlé à celui de la jeune femme dont ils se sont entichés. Menant une vie de rat des villes, une étrange fascination, un désir sans fondement l’attire vers ces jeunes gens, le conduit à s’immiscer de manière spectrale dans leur vie ; en mimant leurs gestes, en accompagnant leur propre dérive urbaine. L’extase étant ce moment où son existence a un effet sur la leur… Il fuit ainsi tous les cadres de vie, les identités et fixités catégorielles auxquels l’ordre moderne et urbain, mais aussi l’institution familiale, voudraient l’assigner. Il n’est plus le petit Kang, mais devient le Dieu néon. Et cette fuite, comme les fuites d’eau qui parcourent le cinéma de Tsai, est toute entière de désir.

Dans Vive l’amour !, comme dans La Rivière, cette exploration des mutations du désir comme dernier et paradoxal espace de résistance à l‘anomie moderne est radicalisée. Les plans se rallongent et le silence s’installe durablement, il n’y a plus que les corps, et celui de Hsiao-kang en particulier. Les solitudes se croisent, personne ne se rencontre, du moins jamais verbalement. Les êtres ne se percutent, ne se retrouvent, qu’à l’orée d’une caresse, d’un effleurement, d’un regard plein de désir. Cette ultime manière d’être présent à soi, à l’autre et au monde, comme un parapluie troué pour se protéger du chaos, se réalise presque toujours dans l’anonymat. Comme si la vie perçait une tranchée dans la rigidité morbide des structures sociales ; en dessous des identités fixes, des solitudes de foule : des résidus d’amour silencieux, chuchotants, précaires… Lieu de guerre quotidienne pour ne pas se laisser engloutir.

Une véritable traversée du cinéma de Tsai Ming-liang est loin d’avoir été épuisée par cette tentative de lecture. Il faudra y revenir avec le temps ; parce qu’à n’en pas douter, l’histoire retiendra son œuvre comme l’une des plus singulières, des plus ambitieuses, et fécondes description sensible de notre temps. En conclusion, nous voudrions aussi inviter tous nos lecteurs qui le peuvent à profiter de la rétrospective que le Centre Pompidou consacre à son œuvre cinématographique à l’occasion de la sortie française de son dernier long-métrage : Days. Mais également, à parcourir l’exposition/performance réalisée par Tsai lui-même, dans la continuité de ses recherches en vue de varier ses modes d’expressions artistiques. L’occasion est trop rare en France, et sera à n’en pas douter unique.

  1. BECKETT Samuel, Mercier et Camier, Editions de Minuit, Paris, 1970 ↩︎
  2. DELEUZE Gilles, Lettres à Serge Daney : optimisme, pessimisme et voyage in Pourparlers, Éditions de Minuit, collection Reprise, Paris, 1990, p.110 ↩︎
  3. Extrait de la courte apparition de Tsai Ming-liang dans le cadre du documentaire consacré à la Nouvelle Vague taïwanaise : Flowers of Taipei : Taiwan New cinema (Chinlin Hsieh, 2014) ↩︎