Critique | L’Amour et les Forêts, Valérie Donzelli, 2023
Il a fallu deux secondes et deux plans à Valérie Donzelli pour provoquer étonnement puis vertige, avant que l’on ne se rende compte que l’addition de ces deux sentiments contradictoires constituait la synthèse de son nouveau film, L’Amour et les Forêts. Présenté à Cannes Première (pas en Compétition donc, mais pas à Venise non plus !), le film repose sur trois éléments : Virginie Efira, Melvil Poupaud, son sujet. Les différentes combinaisons de ces éléments donnent des résultats plus ou moins réussis.
- Étonnement
Le film s’ouvre sur un plan rapproché, dans lequel Virginie Efira attend, mutique, dans le silence. C’est assez surprenant pour être souligné : elle n’est pas exactement comme d’habitude – étonnement. Le film se situe dans l’héritage direct de Don Juan de Serge Bozon (Efira à l’affiche, elle joue plusieurs rôles, une scène chantée), des Enfants des autres de Rebecca Zlotowski (Efira à l’affiche, un récit qui porte sur une femme et une relation conjugale dotée d’une particularité) ou encore d’Un beau matin (Melvil Poupaud à l’affiche, un certain penchant pour le sexe). Ici, Virginie Efira continue de s’enfermer dans le rôle qu’elle a décidé de se donner au cinéma, soit celui de la blonde-française à la quarantaine bien entamée et dont un élément anormal (toujours une affaire psychologique) la poussera à se dépasser pour retrouver une sorte de stabilité (Adieu les cons, En attendant Bojangles, Don Juan, Revoir Paris, Les Enfants des autres, et désormais, L’amour et les Forêts). Mais ce qui étonne alors, c’est le travail de la réalisatrice sur le visage de l’actrice, qui incarne d’ailleurs à la fois Blanche et sa sœur Rose en contrechamp, en en faisant le réceptacle de toute une palette d’émotions inédites, et qui défilent au gré des différentes époques dans la vie du couple. Une actrice pour deux personnages donc, marquant d’autant plus le malaise dans son couple quand elle se voit dans sa sœur, dans son (propre) visage, amoureuse et épanouie. D’éprise, elle sombre dans l’emprise, la naïveté des débuts se mutant en supplice, puis en courage trouvé dans l’énergie du désespoir, celui d’aller voir ailleurs, alors qu’elle est au plus profond du piège conjugal.
Par un scénario, trop programmatique certes, et un sujet on ne peut plus actuel (la toxicité dans le couple), Virginie Efira assoit définitivement sa position de nouveau visage du cinéma francophone, méritante d’avoir été célébrée d’un César cette même année. En quelque sorte, elle succède à Marion Cotillard, et repousse Léa Seydoux dans des retranchements qui lui vont très bien (les blockbusters américains d’une part, les auteurs internationaux d’autre part). Dans l’univers cinématographique de Virginie Efira, les sujets sont systématiquement contemporains – y compris quand elle joue chez Verhoeven –, et font comme office d’état final du female gaze ; un female gaze qui atteindrait enfin le grand public. Étonnant donc d’observer ce travail, notamment parce qu’il fait advenir, en même temps, une nouvelle génération de réalisatrices, qui, pour la plupart, accèdent soit à un succès public estimable, soit à un plus grand budget. Étonnant également – et c’est un compliment –, d’observer dans cet Amour et les Forêts que la mise en scène reste le principal véhicule du sujet.
- Vertige
À ce premier plan silencieux succède immédiatement un plan en contre-plongée filmant des feuilles d’arbres. À peine la délectation de l’image vient de commencer que l’on revient sur Virginie Efira, dans la salle d’attente de – on le comprendra au fur et à mesure – son avocate. Vertige passionnel. Le film aurait pu s’arrêter là : une vie faite de misère (le premier plan), et une échappée, une possibilité, un risque à prendre, un combat à endurer, une autre vie est encore possible (le second).
L’Amour et les Forêts se dessine à partir de cette opération de montage, en son creux : Virginie Efira rencontre Melvil Poupaud, tombe amoureuse de lui, s’installe, déménage, et fera même deux enfants avec lui que le film ne dissociera jamais de l’entité toxique nommée « famille ». Bref, un scénario comme les autres. Dans un premier temps, cette mise en scène sur-cinématographique cueille le regard ; c’est comme découvrir à travers de nombreuses et courtes séquences la naissance et vie d’un couple. À nous d’attraper à la volée « le moment où ça dérape », celui à partir duquel Poupaud franchit la limite. Seulement, à la question « Poupaud est-il un connard ou le devient-il ? », la réalisatrice ne donnera jamais de réponse, actant de fait sa négativité sans jamais la documenter ni la sourcer, pour mieux s’intéresser à son véritable sujet : Blanche. Pourquoi pas : comment une professeure de littérature, sûrement éveillée aux luttes et critiques féministes, fait pour s’échapper d’une situation dont elle se rend compte de la toxicité une fois qu’il est trop tard ? La réponse est belle, sans aucun doute parce qu’elle est irrationnelle : elle décide sur un coup de tête d’aller voir ailleurs. Elle dira même à son avocate qu’elle a choisi « celui qui écrivait le mieux », déformation professionnelle oblige. Elle rencontrera un homme vivant dans une forêt (enfin dans une magnifique maison située dans une forêt !), et découvrira, en même temps que le respect qu’elle méritait, le tir à l’arc. Au-delà de la texture de l’image, enrobée dans un sublime grain (enfin de la pellicule qui sert à quelque chose !), les tons verdoyants, l’atmosphère et la sérénité qui se dégage du cadre, offrent comme une bouffée d’air dans le film (le cinéma français ?).
À cette réflexion s’en ajoute une autre : cette respiration est agréable parce que le récit est mis en pause, la caméra se permet un peu plus de vagabonder. Une idée sublime : alors qu’Efira se sent coupable et décide de partir, elle regagne sa voiture, et l’on commence à souffler d’exaspération face à une situation vue 1000 fois ailleurs ; elle revient et, cela aussi, on l’a vu 1000 fois ailleurs. Elle revient… puis embrasse l’homme de la forêt. Et alors ça, c’est nouveau : la lumière s’emballe (trop trop trop, déraisonnablement en fait !), la caméra tourne, voltige, cherche à iconiser sous tous les angles la beauté qu’il y a à embrasser une personne que l’on connaît depuis une heure à peine. C’est aussi la plus belle séquence du film car, comme Efira lorsqu’elle rencontre cet inconnu, nous sommes ébahis. Ébahis de voir au cinéma cette femme choisir de tromper son mari et s’y rend dans un grand geste de liberté, un moment beau et suspendu, un moment qui n’appartiendra qu’à elle.
L’Amour et les Forêts, de Valérie Donzelli, sortie le 24 mai 2023