Article | May December, Todd Haynes, 2023 / Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania, 2023
Cette année à Cannes, deux films mettaient en scène l’incursion d’actrices professionnelles dans la vie d’autres femmes ayant un jour, fait la une des médias. De deux manières différentes voire opposées, ces films prennent le pouls du cinéma, de ce qu’il dit sur notre époque, sur nos récits. Dans May December, Elizabeth (Natalie Portman) rend visite à Gracie (Julianne Moore), pour s’imprégner de sa vie marquée par une relation amoureuse, entamée avec Joe alors qu’il n’avait que treize ans, et avec qui elle est restée après avoir fait de la prison. Avec son documentaire Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania fait quant à elle intervenir des actrices professionnelles pour jouer Olfa lors de scènes trop difficiles, ainsi que pour interpréter ses deux filles aînées, qui ont été « mangées par les loups » (le film nous apprend par la suite qu’elles ont rejoint Daesh et se trouvent en prison, en Libye). Ces deux films présentés en compétition officielle interrogent le cinéma : à qui sont véritablement destinées ces images ?
Le cinéma doute de son public, et donc de lui-même. Comme il aime à le rappeler depuis Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino en 2019 : tout chez lui est en crise. Crise du récit, crise de l’écran, crise de la salle, crise du public… Ce discours a beau agacer, la crise est pourtant au centre des films les plus passionnants produits par notre époque, à l’instar du trop incompris France (crise du narratif journalistique (mais qu’est-ce que cela veut dire ?), crise de la vérité), ou du trop facilement compris Annette (crise du spectacle, spectacle de la crise). Dans ce capitalisme spectaculaire, « star » est devenu un métier, « de cinéma » une spécialité. Journaliste, manager, candidat d’une émission de télé-réalité, victime d’un fait divers… nous avons tous en germe le potentiel de devenir la star de quelque chose. La crise n’est pas propre au septième art, elle n’est que le reflet d’un système économique à bout, en pleine perte de sens. Et donc quand il n’y a plus de sens, on dit que c’est la crise.
Et si la sélection cannoise nous aidait à y voir un peu plus clair dans cette pagaille sociétale, dans cette auto-réflexion cinématographique qui dure depuis bientôt cinq ans ? Todd Haynes, en décortiquant le système de l’intérieur, propose pour sa part une anatomie de l’entertainment. Nathalie Portman interprète à la perfection une mauvaise actrice, fidèle aux archaïques leçons de l’acting américain, convaincue de découvrir une vérité profonde au contact de la femme qu’elle doit interpréter. À chaque fois qu’elle dit comprendre quelque chose de la vie de Gracie et Joe, elle s’éloigne un peu plus de son réel, de ce qu’il y a d’instantané chez ces personnes qu’elle découvre. Dans une scène hilarante et jubilatoire au cours de laquelle elle couche avec Joe, il lui donne une lettre qu’il avait écrite à l’époque des faits, telle une relique sacrée supposée donner sens, justification et vérité, à ce qui n’a de cesse d’être présenté comme une « simple » histoire d’amour. Mais alors qu’ils viennent de faire l’amour, quand l’homme a pour réflexe d’aller dans la salle de bain, elle au contraire, se rue sur la lettre, en grande professionnelle du cinéma. La fin du film fait office de point culminant de l’incompétence de l’actrice qu’interprète Portman, en demandant au cinéaste de refaire encore et encore une scène avec le jeune adolescent (qui interprète Joe) et un serpent. Elle croit atteindre une vérité et même faire « de plus en plus vrai », alors que nous la voyons s’enfoncer dans le grotesque voire le ridicule avec une position quasi-pornographique et une réplique telle que « as-tu peur de prendre le serpent ? », au sous-texte à peine implicite. May December, c’est d’abord une leçon du décalage : le divertissement est un métier simple et reproductible comme la recette d’un gâteau à l’ananas, mais là n’est pas tant l’affaire du cinéma, de l’art. En témoigne le téléphone arabe par lequel passe l’histoire originelle : fait divers subversif, il ne devient qu’une histoire à peine surprenante (mais surtout oubliée par la communauté) lors de la phase de documentation de Portman, et c’est le processus créatif cinématographique qui lui redonne et amplifie son aura sulfureuse et vénéneuse, comme désirée par le public.
Dans le sens inverse, la mise en scène de Kaouther Ben Hania est au service d’une déconstruction de la sulfure du fait divers en question. Olfa avait quatre filles, qu’elle a élevé comme le pouvait, sous le joug d’une tradition ultra-conservatrice. L’incursion d’actrices professionnelles dans la vie de cette famille détruite libère la parole mais surtout, la fait circuler. A contrario du dispositif documentaire de la série L’Affaire d’Outreau (produite par France TV), et qui consistait à faire rejouer ce fait divers sordide par des acteurs et des actrices, en mettant en évidence le décor en studio pour créer de la distance avec l’horreur ; Les Filles d’Olfa brille par son montage, en faisant des moments où les actrices discutent avec la mère et ses deux filles, le cœur de son documentaire. Le film se fait ainsi témoin d’une histoire difficile (Olfa expliquant par exemple de manière décomplexée comment elle utilisait le tuyau à gaz pour frapper ses filles), mais aussi des souvenirs que la famille en garde, des liens de causalité qu’elles identifient de l’intérieur. Ces éléments sont aussitôt confrontés aux questions que se posent les professionnelles en train de réfléchir à la cohérence du personnage qu’elles doivent interpréter, à l’image de l’actrice qui joue Olfa et qui lui demande pourquoi elle pensait qu’à huit ans, sa fille avait des pensées lubriques.
Que nous racontent alors ces films ? À qui sont destinés ces travaux effectués sur la matière du fait divers ? May December et Les Filles d’Olfa prennent peut-être acte d’une nouvelle forme de prise de conscience du cinéma par lui-même. Ces deux films montrent en effet que les personnes qui évoluent le plus à la suite du film, ce sont bien les personnes ayant vécu le fait-divers elles-mêmes. En revisitant son passé, le couple américain découvre finalement des imperfections insoupçonnées (décalage horrifique encore : le problème n’était pas tellement la différence d’âge) ; les membres de la famille d’Olfa rejouent les moments forts de leur vie, revisitent leur histoire et comprennent ainsi plus profondément la chaîne causale ayant mené à la disparition des deux sœurs. Ce geste constituerait en quelque sorte un nouveau degré de prise de conscience du cinéma, dans lequel ce médium et ses dispositifs formels sont plus ou moins connus de tous, et deviennent le moyen (factice) de comprendre le réel. Il y a quelque chose de magnifique et qui semble propre aux années 2020, à partir d’un faux que l’on sait faux pour atteindre une vérité jamais découverte auparavant. Ainsi, ces films prolongent le travail mené par Bruno Dumont sur France, dans lequel Léa Seydoux interprète une journaliste noyée dans le faux, et qui en pleurant beaucoup et régulièrement, expulse du vrai qui réside encore en elle. La tragédie de ces deux films est peut-être d’arriver après celui de Dumont : ils tombent alors dans leur propre piège et partent d’un faux pour parvenir à une vérité qui n’atteindra jamais la puissance dévastatrice d’une larme de cinéma sortie de Léa Seydoux.
Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania est sorti le 5 juillet 2023 ; May December de Todd Haynes sortira le 24 janvier 2024.