Critique | City of Darkness de Soi Cheang, 2024
De quoi parle le nouveau film de Soi Cheang, présenté en séance de minuit cette année à Cannes ? Il faudrait en revenir à son titre : City of Darkness, c’est avant tout l’histoire (vraie) d’une citadelle, celle de Kowloon, un quartier littéralement construit sur un seul bloc, sous enclave chinoise dans un Hong-Kong encore sous emprise britannique dans les années 1980. De cette zone abandonnée par les (deux) autorités et autogérée par des réfugiés clandestins, Soi Cheang en fait son territoire de cinéma : ses couloirs et étages labyrinthiques gangrénés par les installations électriques deviennent un parfait terrain de jeu pour son réalisateur, espaces qui ne sont pas sans rappeler ceux de la course-poursuite insoutenable de Limbo (2021), film qui révéla le cinéaste sur la scène internationale. Les impressionnants plans larges sur le quartier sont assez représentatifs de la démarche du cinéaste : en filmant le quartier de Kowloon, il filme un monolithe, un mythe de premier choix à la hauteur de son histoire de triades.
À rebours d’une mise en scène sociale et larmoyante pour représenter la citadelle, Soi Cheang introduit son récit par une guerre de gangs fondatrice, celle entre Jim et Cyclone. Cyclone tue Jim, et ainsi acte une harmonie entre triades. Mais cet équilibre est désormais menacé par l’arrivée d’un clandestin, Chan Lok-kwan, qui trouve refuge dans la cité et va s’ériger peu à peu en nouveau mythe de chef combattant. Si City of Darkness se rêve en drame shakespearien, il tombe vite dans un schéma narratif classique sur l’héritage entre deux générations, avec une pénible tendance à trop étaler ses dialogues et développements de personnages vu et revu sur deux heures dix (on aurait pu enlever facilement vingt minutes). Le bât blesse surtout par l’impasse qu’opère le film sur les trente-cinq mille habitants entassés les uns sur les autres dans ce grand agrégat urbain qu’est la cité de Kowloon, en montrant finalement peu de séquences avec les travailleurs, leurs réactions vis à vis de la guerre de gangs qui sévit à côté d’eux.
Mais là où le geste de cinéma de Soi Cheang demeure passionnant, c’est dans ses scènes de combats. Véritables moments de bravoure du film, elles déploient un double mouvement, entre hommage assumé aux films de kung-fu HK (on pense à La Main de Fer ou L’Hirondelle d’Or), et volonté de faire table rase de ce patrimoine cinématographique par une exploration du combat à travers le genre fantastique (encapsulé par la phrase de Cyclone : « Le passé est le passé »). Le découpage des séquences est incisif, donne à ressentir chaque coup et déplacement de personnage, dans une ville qui permet d’abattre l’ennemi de mille et une manières : on est presque surpris de voir apparaître des armes à feu dans les derniers combats, tant ces derniers ne paraissaient pas nécessaires.
Le réalisateur enterre progressivement toute idée de cinéma social avec une idée de pur cinéma d’attraction dans les derniers affrontements, qui assument un surréalisme lorgnant sur le manga animé : un personnage qui se révèle invincible, coups signatures, combattants qui deviennent plus fort en frôlant la mort, et lois de la physique complètement dispersés façon puzzle. Le geste de Soi Cheang se rapprocherait alors de celui de Steven Spielberg lorsqu’il remet au goût du jour West Side Story (2023) : pour que perdure leurs croyances respectives en ces histoires datées (la comédie musicale des années 1950, la guerre de triades des années 1980), la mise en scène du même récit doit être réactualisée (c’est-à-dire transcendée et dépassée) par les moyens techniques actuels. Dès lors, le conflit qui oppose la vieille génération (Cyclone, Mr. Big et Tiger) à la nouvelle apparaît alors comme une métaphore du cinéma de combat hongkongais lui-même : pour faire naître les nouveaux mythes, il faut affronter et défaire les anciens rois de la citadelle. Dans un été nourri aux films d’actions franchement tièdes (Deadpool & Wolverine, Trap), City of Darkness propose ici un véritable spectacle, total et populaire.
City of Darkness, de Soi Cheang, en salles le 14 août 2024