Déflorer les films

Édito | Festival de Cannes Jour 3

Nous ne rappellerons jamais assez le privilège qu’offre le Festival de Cannes : en quelques heures de train, nous avons chaque année accès au meilleur du cinéma d’auteur international. Mais surtout, nous découvrons les films doublement vierges. Vierges de tout regards (ils sont montrés pour la première fois à un public réuni en salle), vierges tout court (nous allons souvent voir le film sans rien savoir à leur égard). Une réaction, un tweet, un avis entendu dans l’enceinte du palais, et le film n’est déjà plus le même ; il ne nous appartient plus et on doit le partager. C’est un véritable honneur donc, et le moment de l’année où l’activité de critique a le plus de sens.

Ce face à face a de quoi impresionner. Comment s’y prendre pour rédiger en toute vitesse un texte sur Megalopolis de F. F. Coppola ? et sur les autres films, s’y prend-on de la même manière ? Pas de temps pour l’indécision, il faut savoir ce que l’on pense (un mauvais critique doute-t-il vraiment un jour de son goût ou a-t-il juste peur de ce que les autres en penseront ?) et le retranscrire dans les 12 heures. Il se passe tellement de choses en aussi peu de temps à Cannes…

Déflorer un film est une sensation unique. Mon plus beau souvenir : Pacifiction. Vu lors de la toute première projection (réservée à la presse) au même Festival, j’avais la sensation d’un rendez-vous pris avec un immense cinéaste que je découvrais, alors même que la salle se vidait (les journalistes étrangers notamment). C’est pour ces quelques secondes indescriptibles qu’on voit autant de films chaque jour, pour appeler les copains excités comme si l’on avait débusqué un magot, leur hurler de changer immédiatement leur programme pour voir le film. « Va falloir le défendre à tout prix lui ! »

Entre l’écriture des trois premiers paragraphes et celui-ci, nous venons de découvrir Bird d’Andrea Arnold et Megalopolis de Francis Ford Coppola (qui est sous embargo pendant une heure et demi encore), m’obligeant ainsi à supprimer la phrase que j’avais commencé : « À ce jour, nous n’avons pas vu encore de chef-d’œuvre. » Nous en avons effectivement vu un, et le second est, ontologiquement, un film qui fera date dans l’histoire du cinéma américain. Il est impossible d’approcher les différents films que nous voyons de la même manière : Arnold confirme un film après l’autre être l’une des cinéastes parmi les plus en phase avec notre approche du cinéma, tandis que le second n’a besoin de personne pour vivre et rencontrer son public. Sans exagérer le rôle qui est le nôtre, nous n’arrivons pas dans la salle avec le même état d’esprit ; le seul dénominateur commun valable demeure la surprise, susciter l’émotion par la mise en scène. Que le film vienne tout simplement nous cueillir, soit un critère réalisable quel que soit le budget.