Le règne des animaux

Critique | Bird d’Andera Arnold | Compétition

Bird d’Andrea Arnold est une drôle de créature. Changeant, fluide, hybride. Imprévisible, aussi : la séquence d’ouverture dans laquelle Bailey filme des oiseaux est brusquement interrompue par Bug (Barry Keoghan), qui débarque à toute allure sur sa trottinette électrique. Tatoué de la tête aux pieds de nombreux insectes et autres animaux, il glisse à la dérobée qu’elle est sa fille. Barry Keoghan, déjà père de cinéma ? Pas n’importe lequel en tout cas, puisqu’il élève sa fille dans un squat dans le Kent, et lui annonce qu’il va se marier avec une belle-mère qui semble peu commode.

Les noms d’oiseaux fusent à tout va dans Bird, manière simple et suffisante d’ancrer socialement le récit dans une Angleterre laissée pour compte, lumpen plutôt que prolo. La cinéaste n’est pas bête, elle ne fera pas de la caméra portée le paradigme d’un film social immersif ad nauseam. La versatilité de sa caméra cueille quelque chose, de bien plus fin, une matière incertaine qu’elle malaxe pendant près d’une heure, avant de parvenir à quelque chose de bien plus mental (et en rien psychologique). Lorsque Bailey rend visite à sa mère et sa fratrie, elle la trouve au lit avec un homme, qui s’affirme rapidement comme étant violent, nuisible. Là encore, elle dégaine le téléphone, le filme, lui annonce créer une preuve pour la police. Le montage insère peu à peu des images tournées par son appareil, mais aussi des images subliminales ou des flash-backs au rythme d’une bande originale parfaite, qui contribuent à créer ce palais intérieur dans lequel se réfugie la jeune femme, faute d’horizon désirable.

Pour un film à ce point porté sur la question sociale, il est suffisamment étonnant pour être noté qu’il joue en permanence avec le hasard et la coïncidence. Elle filme des oiseaux, et projette ses vidéos sur le mur de sa chambre, déjà décoré d’oiseaux ; elle croise Bird (Franz Rogowski) au milieu d’un champ, ce dernier cherchant ses parents, dont la dernière adresse connue se situait sur le même pallier que sa famille… Peu à peu, le film glisse. Il s’envole littéralement lorsque, pour aider son frère à transmettre en douce un mot à sa copine enceinte, Bailey tend sa main et laisse un corbeau le saisir et l’apporter à sa destinataire. Pour un film à ce point porté sur la question sociale, il ressemble à tout sauf à un film social.

C’est-à-dire que la cinéaste a le don de laisser le champ libre à ses personnages. Bird est un simplet céleste qui recherche ses origines, les parents écoutent de la musique à fond dans des lieux inadaptés pour éduquer leurs enfants, le frère de Bailey se lance dans des vendettas visées à l’égard de mauvais parents… et pourtant, tous ces personnages sidérants finissent par dire à Bailey quelque chose de simple, simple au point de revenir à la puissance originelle de ces phrases prêtes à l’emploi : « you’ll live » (par la belle-mère après lui avoir donné un tampon pour ses premières règles) ; « nobody’s nobody » ; « everything’s gonna be ok ». Et en même temps que le film renoue avec un classicisme du mot et de l’émotion d’un côté, il dérive complètement de l’autre, osant quelques immixtions extrêmement audacieuses. Bug se sert d’un crapaud dont la bave produit un puissant hallucinogène qu’il revend pour payer son mariage, Bird se mue littéralement en oiseau pour protéger Bailey… Un second Deus ex machina ? Qui a dit que les heureux hasards (d’autres disent coïncidences) n’arrivaient que dans la vie et pas dans les fictions ?

Peu à peu, le film constitue toute une faune ; il donne chair aux tatouages du père pour décemment peupler la vie de la fille, lui donner de l’oxygène plutôt qu’un cadre, de l’espoir. Par la bouffée d’air qu’apporte cette masse volumineuse de fiction, le film social se voit finalement décuplé, cent fois plus politique et au-delà de toute morale. Parce que les connards ne le sont pas du lever jusqu’au coucher, parce qu’on les voit dans tous les états, le personnage du père est par exemple le garant d’une fin qui prend un poids soudainement émotionnel : au mariage de Bug, toutes et tous dansent la chorégraphie de Cotton Eye Joe (après avoir déjà chanté du Coldplay et cité Murder on the dancefloor plus tôt dans le film… un film habité disions-nous !), avant qu’il ne chante pour son épouse. Et si c’était enfin l’heure du changement pour Bug ? Et si Bird n’était pas qu’un rêve ? Le film donne tellement de matière à rêver… pourquoi les personnages n’auraient-ils pas le droit de faire de même ?

Bird d’Andrea Arnold, prochainement au cinéma