Critique | Baise-en-ville de Martin Jauvat, 2025 | Semaine de la Critique
Grand Paris (2023) à l’ACID, Baise-en-ville (2025) à la Semaine, Martin Jauvat emporte son 77 natal sur la Croisette. Dans une salle en ébullition marquée par la présence relevée de la ministre de la culture Rachida Dati, le réalisateur peut exulter tant son film réussit à joindre deux polarités a priori incompatibles, en tout cas singulières : le naturalisme et la comédie populaire. Tout le film s’évertue à travailler des contraires en tentant de résoudre la gravité d’un état dépressif par une légèreté de ton et un humour potache. Baise-en-ville apparaît comme un prolongement de Grand Paris tant spatialement et donc thématiquement (Chelles) qu’au niveau de ses acteur·ices qui font figure de colonne vertébrale (Martin Jauvat lui-même, William Lebghil, Anaïde Rozam, Sébastien Chassagne…). Toutefois, deux grands noms du cinéma français entrent dans l’univers du cinéaste : Emmanuel Bercot en Marie-Charlotte monitrice d’auto-école déjantée et Michel Hazanavicius en père posé, les deux ayant en commun de filer de précieux conseils à Sprite (Martin Jauvat) tout en lui donnant… un baise-en-ville.
Remède à la médiocrité
Sprite a 25 ans et vit chez ses parents, rue de l’Espérance (quel pied-de-nez) à Chelles, si loin de Paris, si proche de l’univers. À 25 ans, il fait face à un paradoxe : il doit trouver un gagne-pain, pour cela il lui faut le permis de conduire, et pour se le payer, il doit travailler. En plus de ça, ses parents lui ont confisqué la bonde du bain pour le punir et qu’il prenne son destin en main, et c’est presque sa raison d’être, le lieu où il peut penser, comme dirait Einstein. De la bonde jusqu’à l’univers, il n’y qu’un pas, où plutôt un travelling optique. Sprite demeure infiniment petit et banal face à l’abyssal univers. Et c’est ici que réside la poésie du film, dans sa banalité, dans la médiocrité (étymologiquement, le « juste milieu, l’insignifiance ») de son protagoniste et l’environnement qui l’entoure. Chelles est une banlieue pavillonnaire où l’ennui marque de son empreinte la solitude, Sprite l’habite en se contentant d’exister. Ses parents regardent la télévision, s’inquiètent quand il rentre tard, ils sont bienveillants. Pas de cri, pas de tension familiale exacerbée, pas de traumatisme visible. Des personnages qui n’apparaissent qu’à l’intérieur de cette maison qui ressemble à n’importe quel autre habitat de la même rue. C’est une famille middle-class qui incarne une misère non pas sociale mais plutôt ontologique, dans une France des pavillons et des parkings. Si l’esthétique andersonienne et le sound design donnent une veine cartoonesque au récit, à mesure que le film se déplie, se creuse le désenchantement.
Aliénations
L’humour dans Baise-en-ville est-il un remède au désenchantement ? Martin Jauvat construit à travers une écriture instinctive (selon ses propres dires) des situations et des dialogues qui positionnent le regard des personnages sur le monde et permet à ceux-là d’évoluer. Ils sont transfuges de rôle : Marie-Charlotte quitte un instant ses habits de monitrice pour enfiler ceux de la coach relationnelle, au point même de proposer (en plaisantant) à Sprite de faire l’amour dans sa chambre d’adolescent, comme le bis repetita humoristique d’une première fois adolescente, le garçon, mis en branle, se prend en main, se sort les doigts du cul et sous l’impulsion de la monitrice s’inscrit sur le site de rencontre « KissMe » (il faut bien se remettre d’une rupture amoureuse…) et perpétue une forme d’aliénation, au travail tout au long du film. Aliénation dans son rapport au travail (le fameux paradoxe) : il se met à travailler la nuit pour la start-up AlloNettoyo, spécialisée dans le nettoyage de villas après soirées, l’occasion à ce titre de voir des scènes hilarantes et chargées politiquement (Macron, la police et les gilets jaunes chez la députée, ce qui n’a pas laissé la salle insensible…). Aliénation qui se perçoit par la répétition des réveils autour de 9h pour aller à l’auto-école après une courte nuit. Aliénation dans son rapport à l’amour : il ne veut pas nécessairement faire l’amour, performer, séduire, et pourtant doit répondre à des injonctions… pour être plus heureux ?
Le téléchargement de KissMe est la pelle aliénante qui creuse la tombe de l’aliénée : il sera une musique, il sera un point sur une carte, il sera là pour tout faire sauf créer du lien. Lors de son premier date, il part se cacher dans les toilettes et appelle son beau-frère (William Lebghil) pour qu’il le sauve de sa situation. En sortant de l’étroite pièce, il se retrouve nez-à-nez avec le père de son rencard (apparition surprise d’Aurélien Bellanger). Plus tard, il se tient assis sur le lit à côté de la fille dans une autre chambre dont le malaise imprègne les murs ; dont on ressent la sueur couler dans le dos de Sprite. Retour à une première fois ? Il fume, et s’enfuit. Non, il ne se forcera pas. Lors d’un autre rencard plus développé avec une flic (Anaïde Rozam) dont l’énergie se situe aux antipodes du protagoniste, il réalise qu’il traverse peut-être une dépression, et qu’il est « constipé du cœur », sachant qu’à son boulot, son collègue (Sébastien Chassagne) lui a recommandé de ne pas « tortiller du cul pour chier droit ». Constipé du cœur, il réalise qu’il est « en dépression ». Sprite est si attachant car sa médiocrité n’est pas insignifiante, elle vit en lui, en nous, profondément. La poésie de la banalité, c’est alors de retrouver le temps de contempler par le velux les étoiles, le derrière dans un pédiluve de bain, les pensées ailleurs. Vers l’infini et l’eau-delà.
Baise-en-ville de Martin Jauvat, prochainement au cinéma