Critique | L’Agent Secret de Kleber Mendonça Filho | Compétition
C’est un long voyage qui nous a conduit à L’Agent Secret. Il faut monter quelques marches tapies de rouge, trouver un siège et puis attendre l’arrivée de Kleber Mendonça Filho. Un bruit court. Quand il se précise, il se fait foule nombreuse, brouhaha festif, frevo directement importé de Recife ! Entouré d’une bande, Kleber se cache derrière ses lunettes noires ; il est confiant, il a confiance. Il entre dans la salle, on l’applaudit un première fois parce qu’on sait déjà même sans avoir vu ; on sait très bien qu’on l’applaudira une deuxième fois plus tard quand on aura la preuve par les images avec nous. Extinction des projecteurs, lumière du cinéma. Un automobiliste s’arrête à une station essence, il fait le plein. C’est Wagner Moura, il est excessivement beau, très propre sur lui. Des policiers arrivent mais ce n’est pas pour constater ou ramasser le cadavre qui pourrit au soleil, un journal flanqué sur sa tête par dignité, le reste du corps qui attire les bêtes affamées. Ce sont les années 1970 au Brésil, une période « semée d’embûches » dont la première est un contrôle de police ultra musclé. Mais tout cela ne parvient pas à égratigner Marcelo car sa voiture est à son image : irréprochable. Il reprend la route : direction Recife.
L’Agent Secret est une plongée dans les profondeurs. Celles d’un passé trouble, pour le spectateur comme pour le protagoniste d’ailleurs ; mais surtout celles d’une dictature que l’on a peut-être jamais aussi bien filmée qu’en ne montrant que ses méchantes conséquences au quotidien sur les citoyens pris dans leur individualité, surtout lorsqu’il est encore possible de vivre dans un tel pays : rencontrer une femme, faire l’amour, trouver un travail, passer au Carnaval… Mais à une telle distance du présent, la lumière oublie parfois d’éclairer le chemin. Que comprend-on vraiment du film ? Un homme revient à Recife, il y retrouve son fils, un enfant qui ne dessine et ne rêve que de voir Les Dents de la mer. On refuse de l’emmener au cinéma, donc le réel s’en charge pour lui : un requin a été retrouvé à 150 mètres des plages avec une jambe humaine dans la bouche ! Bien évidemment, ça fait la Une des journaux. Il faut du temps, peut-être beaucoup, pour saisir les différentes strates du récit et leurs imbrications entre elles. Il y a d’abord le récit principal, celui de Marcelo qui découvre que sa vie est en danger ; il y a ensuite celui de deux femmes qui écoutent des conversations sur un ordinateur, et dont on comprendra par la suite qu’elles retranscrivent des fichiers audio qui nous informent sur la vie de Marcelo ; et enfin un flash back (dans le flash back donc) qui suit le jeune Marcelo, quand tout commença pour lui. Spielberg et la vie enfantine, fiction et réalité, passé et présent, l’un ne cesse jamais d’alimenter l’autre.
De ce fil retors, propre au cinéma parano des années 1970 justifieront les plus dithyrambiques, Kleber Mendonça Filho tire surtout un paradoxe magnifique et propre au souvenir : à l’intérieur d’une dictature qui a montré le pire des comportements humains, le désir ou les instants euphoriques volés à la vie ont réussi à survivre. Une survie particulièrement émouvante puisqu’elle est double : une survie de résistance au moment des faits, avec cette petite communauté qui s’articule autour de Marcelo et prend plaisir à se retrouver, raconter des histoires, rencontrer les voisins et aller au Carnaval ; mais aussi une survive mémorielle, puisque l’on découvre in fine que ces enregistrements seront remis au fils de Marcelo, devenu adulte dans le temps présent, lui qui n’a pas de souvenir contrairement à celle qui a passé des semaines aux côtés de Marcello, séparée de lui par un fichier Mp4.
Et en révélant l’essentiel de ses secrets dans les dernières séquences du film, L’Agent Secret touche à une certaine grâce alors capable d’illuminer l’intégralité du film : ce qui compte, c’est d’abord soi et puis les siens, ce sont les histoires que l’on se raconte. En témoigne cette séquence délirante où quelqu’un relit l’article du journal qui relate un soi-disant fait divers dans lequel la jambe retrouvée dans la gueule du requin aurait eu une vie propre et agressée plusieurs personnes dans un jardin érotique en plein air durant la nuit. Le cinéaste illustre littéralement cette séquence surréelle et pour le simple plaisir qu’il y a à voir une jambe sauter et mettre des coups de pieds sur de pauvres innocents. Il la coupe seulement pour montrer ce petit monde rire de la bêtise de cette coupure de presse, pas moins heureux de l’entendre lu à voix haute devant l’agora. Il faut aussi mentionner la bande originale du film, magnifiquement fournie, mais qui gagne surtout en autonomie à mesure que le film avance, et illustre dans un ton festif permanent toutes sortes d’événements, d’un attentat raté sur Marcello à d’habituelles déambulations. Parce qu’en effet : tant qu’il restera des hommes pour vivre, chanter et résister, il y en aura d’autres à l’autre bout du fil pour prendre soin d’eux, leurs récits et leurs mémoires, et ainsi perpétuer la grande famille des hommes et des femmes qui vivent en dehors des autoritarismes pour se contenter des millions de bonheurs qu’offrent la vie, ce à quoi nul régime politique ne peut aspirer.
L’Agent Secret de Kleber Mendonça Filho, prochainement au cinéma