Critique | Enzo de Laurent Cantet et Robin Campillo | Quinzaine
Qui est Enzo ? Tout le monde se pose la question, lui le premier. Il est un jeune apprenti maçon à La Ciotat. D’accord. Mais il vit dans une luxueuse villa sur les hauteurs, mais il ne se sent ni à sa place auprès de sa famille (il rejette sa classe sociale), ni avec ses collègues au travail (ils sont tous majeurs tandis qu’il n’a que 16 ans). Un bourgeois qui veut devenir maçon ? Et pourquoi pas ? Enzo se cherche. Son père (Pierfrancesco Favino) voit ce projet professionnel d’un mauvais œil ; alors Enzo retourne leur rhétorique : il ne veut pas être bêtement maçon, il veut construire des bâtiments parce que si un tsunami ravage tout, il ne restera rien sinon des murs, et cela l’émeut. À table, sa mère (Élodie Bouchez) le reprend, « ça veut rien dire » ces mots abstraits qu’on utilise pour parler de son avenir ! Alors en voiture, il lui demande de dire les choses : et toi, qui es-tu maman ? combien gagnes-tu par mois ? Sourire gêné, question éludée une, deux, trois fois… « Je gagne un salaire d’ingénieur », puis « 6 000 € par mois environ », puis « mais ça veut rien dire parce qu’il y a des primes ».
Construction par le regard
Tout le monde regarde Enzo, lui le premier. Dans la glace, il regarde son corps changeant. La caméra saisit sa silhouette qui s’étoffe, les plissures de son bas-dos, les marques qu’il ramène du travail sur ses paumes et son épaule. Ses parents, apeurés, cherchent à le comprendre. Rationaliser l’anomalie. Un jour où les enfants se baignent au loin, ils parlent avec un autre couple d’adultes : « on voit notre fils se noyer et on fait rien ». Mais que peuvent-ils faire d’autre que le laisser prendre son envol, grandir en somme, et rester pour l’attendre au nid, en cas de besoin ? Plusieurs fois il rentrera, tard, abîmé et torturé, et à chaque fois, ses parents seront là — au contraire de ses autres collègues, encore un discret privilège. À de multiples reprises, les personnages s’accusent d’avoir peur. Mais la peur est saine ! Elle est le plus pur indice sur l’importance des choses qui sont en train de se dérouler.
C’est dans le regard des gens de son âge qu’Enzo est en train de se construire. Vlad, l’ami ukrainien avec qui il travaille sur les chantiers, lui offre une sorte d’exemple. Il est pour lui un modèle de muscle et de sexe. Ce dernier lui montre une photo de fille en sous-vêtement au travail (qu’il trouve banale), puis l’emmène en boîte où il la retrouve (ou est-ce une autre ? la scène sera écourtée car Enzo n’a ni l’âge ni sa carte d’identité). Vlad deviendra ensuite, littéralement, un refuge, lorsque l’adolescent s’écharpera avec sa famille. Pour lui ressembler sans doute, il ramène une fille chez lui. Ils se baignent en sous-vêtements, il lui fait prendre une photo d’eux deux au bord de la piscine. Malin : il ne tardera pas à la montrer à Vlad au travail. Mais alors qu’Enzo se livre à Vlad le soir où il fugue, sa parole puis ses gestes trahissent un désir plus profond : il lui dit d’abord qu’il n’aurait pas peur d’aller en Ukraine et faire la guerre à ses côtés, puis, au milieu de la nuit, il se lève et s’approche de son lit pour lui caresser le torse. Vlad comprend ce qui arrive et l’empêche de continuer ; un malaise s’installe naturellement du point de vue de l’homme adulte, alors que la caméra montrait jusqu’à présent et avec tendresse le potentiel érotique de corps adolescents, parce qu’ils étaient entre eux. Enzo serait-il homosexuel ou bisexuel ? Personne ne sait, lui le premier, et la puissance de la mise en scène des cinéastes consiste à prendre une multitude d’éléments hétérogènes inhérents à la vie d’Enzo pour illustrer le tourbillon interne qui le démange. Sa sexualité est comme son avenir professionnel, le rapport qu’il entretient à sa famille est semblable à sa sensibilité pour l’invasion russe de l’Ukraine : loin d’être réglés, mais la preuve d’une bouleversante porosité à l’égard du monde.
Saint Enzo
Enzo adore dessiner. Personne ne sait pourquoi quelqu’un aime dessiner plus qu’un autre, son frère ou son voisin. Dans cette passion, son père serait bien tenté d’y voir une résolution. Deviens architecte, fais les Beaux Arts ! Son père ne comprend pas. Il dessine d’instinct. L’instinct en question : des statues (« je préfère dessiner les statues » répond-t-il à la fille qui veut bien lui servir de modèle), des bâtiments décimés par la guerre, des soldats en action, le torse nu. La villa familiale, les décombres ukrainiens, les vestiges romains. C’est par son sens de l’architecture qu’Enzo se construit lentement et apprend qui il est.
En ce sens, le film suggère également le devenir Saint de son personnage. À la manière d’Ingrid Bergman dans Europe 51 (Roberto Rossellini, 1952) qui, découvrant la misère, ne pouvait plus vivre sa vie rangée, le passage à l’âge adulte chez Enzo s’éprouve comme une obligation morale. Une oreille tendue à l’horreur en cours à l’étranger (le dialogue entre Enzo et Vlad lorsque ce dernier lui explique posément qu’il n’ira jamais en Ukraine et que sa place se trouve ici est bouleversant de simplicité), une souffrance du travail physique directement recueillie dans le creux de sa chair, un regard vers le haut à l’ouverture du film puis un pano vertical jusqu’au ciel lorsqu’il se baigne, une chute depuis le toit… Une expression morbide de sa culpabilité bourgeoise ? Ou plus simplement, Enzo devient une grande personne, dans toute la polysémie du terme. Et dans la tendresse avec laquelle il accompagne son protagoniste, Robin Campillo offre le plus beau des hommages à Laurent Cantet, cinéaste décédé en 2024 dont il a repris et dirigé le dernier film, celui-ci. Au générique d’ouverture d’Enzo, on peut lire : « Un film de Laurent Cantet / Réalisé par Robin Campillo ». C’est dans la nécessité de l’altérité que l’on se réalise, même si cela fait peur.
Enzo de Laurent Cantet et Robin Campillo, le 18 juin 2025 au cinéma