L’édito des copaines

Édito | Jour 7 du Festival de Cannes

Nous sommes désormais plus proches de la fin des festivités que de son ouverture. Alors on prend un peu de recul, et on fait le bilan des images ingurgitées à la pelle. Peu nous resteront (les grands films se font rares, les chefs-d’œuvres sont absents), mais cela n’empêche pas le plaisir intact que l’on prend à en discuter ensemble. De l’intérieur, à Tsounami, mais aussi avec les autres, ces copaines qui écrivent dans d’autres revues, travaillent en tant qu’attaché de presse ou autres métiers cinéphiles avoisinant… On les a donc invité à participer à la gazette du jour, en leur posant cette colle : 

Cela fait maintenant une semaine que la compétition cannoise a commencé. Pourrais-tu nous décrire une image, que ce soit un plan de film ou quelque chose vu de tes propres yeux, qui a suscité en toi une vive émotion ?

Voici leurs réponses…

Mathieu Macheret – critique de cinéma (Le Monde)

« Sur la table d’autopsie d’un institut médico-légal, à Recife, sur la pointe la plus prononcée de la côte brésilienne, un requin gît le ventre ouvert sur toute la longueur, avec une jambe humaine déjà putréfiée qui dépasse de celui-ci. Remugle de la dictature militaire en cette fin des années 1970 ou souvenir régurgité d’un cinéma d’horreur qui contient toute la sève d’effroi et de trivialité propre à la période ? Les deux, mon colonel ! Et merci à Kléber pour cette merveille absolue qu’est L’Agent Secret – sans le moindre agent secret ! »

Lucile Laurent – artiste et locataire de la Tsouna-dojo-casa house

« Avez-vous déjà vu : Laure Calamy sucer l’orteil d’Elodie Bouchez? Bienvenue dans Classe moyenne. Qu’est-ce qu’on est bien, là, en bonne compagnie dans notre jacuzzi de prolos, coupe de champagne et envie de meurtre. Nota bene : ça dépote. »

Marc Godin – critique de cinéma et chef de rubrique à Technikart

« Des corps.

Des corps d’hommes, de femmes, de jeunes, de vieux.

Des corps en mouvement, des corps mutilés. 

Des corps secoués par la techno assourdissante de Kangding Ray.

Ils dansent leurs vies, ils dansent, comme nous, sur un volcan. 

Óliver Laxe filme des corps en mouvement, la danse, la transe, une fête païenne et sauvage.

C’est Sirāt et c’est sublime. »

Diane Lestage – critique de cinéma (French Mania, Sorociné)

« Mon corps aurait aimé décrire ce que j’ai ressenti pendant la projection de Sirat d’Oliver Laxe, l’agitation de la peur et de la perte dont il est encore marqué. Mon esprit ne voit pas comment le faire pour des lecteur•ices qui n’auraient pas encore fait l’expérience rare de ce film. C’est vers mon cœur que je me suis tournée et ses émotions pures. Il emporte avec lui la dernière scène de L’Agent secret de Kléber Mendonça Filho, cinéaste cinéphile, sociologue malgré lui du Brésil et de sa mémoire et plus précisément de Récife dont il est originaire. Après 2h d’un savoureux et brillant mélange des genres labyrinthique, cette ultime séquence amène une jeune femme enquêtant sur des archives des années 1970 à rencontrer le plus jeune des protagoniste, fils du héros du film et médecin dans une clinique privé du sang. Il évoque alors une coïncidence, « Sais-tu où j’ai découvert Les Dents de la mer ? » « Ici même ». On comprend alors que comme beaucoup de salles, celle qu’il a connu est devenue autre chose. De cette simplicité, on se rappelle pourquoi nous sommes ici au festival de Cannes, pourquoi le cinéma et les émotions qu’il procure sont parfois des remparts quand le monde court à sa perte et que l’art lui aussi est sans cesse menacé. »

Thomas Gallon – Attaché de presse pour l’Agence Valeur Absolue, qui accompagne l’ACID

« Je n’ai pas encore eu le temps de voir de films cette quinzaine (je prévois la boulimie pour vendredi/ samedi qui viennent) mais mon émotion la plus vive jusqu’ici à été provoquée par la vue d’un nombre, « 18.00 » affiché sur le TPE du serveur de la Soirée Nordique pour un whisky-coca qui dépassait timidement les 25cl (glaçons compris). »

Suivi quelques heures plus tard de : « Autre option qui me vient à l’esprit : “quelque chose vu de mes propres yeux qui a suscité en moi une vive émotion : Nicolas Moreno qui parle de faire caca dans la douche, à la soirée de l’ACID.” »

Romane Périssé – Syndicaliste dans le cinéma (et grande cinéphile)

« Pour moi, l’image la plus marquante de mon festival pour l’instant a été pendant la cérémonie d’ouverture de la Quinzaine des cinéastes, où Robin Campillo, accompagné de toute l’équipe du film Enzo, racontait ému aux larmes la genèse du film avec Laurent Cantet, et l’énergie joyeuse du tournage dans la ville lumineuse de La Ciotat, malgré son décès très récent. Image sublimée par le générique de début, où deux simples cartons annonçaient un film de Laurent Cantet, réalisé par Robin Campillo. »

Olivia Cooper-Hadjan – Critique de cinéma (Cahiers du cinéma)

« Une image marquante : la marche de Nawojka, nue, boueuse et souveraine, dans Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski. »

Mélanie Toubeau – Créatrice de contenu cinéma (La Manie du cinéma)

« Mon moment marquant de Cannes, c’est d’entendre toute la salle rire à l’unisson pendant la séance de Baise-en-ville de Martin Jauvat. Des jolis moments de comédie comme ça, ça fait du bien !  »

Faezeh Hosseini Sadrabadi – Locataire de la Tsouna-dojo-casa house et pigiste occasionnelle (Tsounami)

« Sirat, c’est le film où j’ai décidé d’aller aux toilettes quand ça avait l’air calme en route dans la montagne… »

Antoine Jury – Cinéphile et proche de la rédaction

« Ce qui m’a marqué, c’est tous ces gens en costume, noeud-papillon, sandwich triangle ou panini à la main. C’est bête, mais ça me rend tout ce décorum plus « terrestre », ça m’a rendu plus tangible le discret ridicule de ces cérémonies, et ça m’a aussi empêché de passer deux semaines à me dire que je naviguais dans un monde inaccessible. Le plus émouvant des cérémonies cannoises, c’est tout ce qui ne l’est pas assez. »

Sophie Grech – critique de cinéma (Réalisé sans trucage)

« Ce qui me marque c’est que c’est une très belle édition cannoise. Des films d’une grande force émotionnelle ! D’avoir des propositions aussi radicales que Sirat ou aussi douce que La Petite dernière au sein de la même compétition c’est un joli tour de force. 

Ma grande déception c’est Alpha. Ce film n’avait pas les épaules pour affronter la compétition et je trouve ça presque sadique de la part du festival. »

Mariana Agier – Directrice de la publication de Sorociné

« Dans l’obscurité d’une salle de cinéma, à flanc d’une montagne aride, un frein se desserre, un van glisse inexorablement dans le vide. En l’espace de trois secondes, tout bascule : pour le film, qui nous agrippe vers un enfer absurde, et pour nous, qui réalisons à quel point la Compétition cannoise va nous mettre à l’épreuve. Trois secondes pour un van qui bascule dans le vide, et qui actent, pour de vrai, le démarrage du festival. »

Marcos Uzal – Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma

« Ce qui m’a le plus ému jusqu’à présent, c’est probablement le visage en gros plan de Raoul, le petit garçon du formidable L’Aventura de Sophie Letourneur. Justement parce qu’il ne cherche à susciter aucune émotion : il est, pleinement, oubliant la caméra, se foutant d’être regardé. Il est au monde, de tous ses désirs (de glaces, de bonbons), de tous ses besoins (chier là où bon lui semble), de toute sa joie (de vivre). Raoul, c’est le cinéma de Lumière dans un festival ou tant de films étouffent sous le toc, l’esbrouffe, le labeur. »

Arnaud Hallet – Critique de cinéma (Inrocks)

« Dans un café, Jean-Luc Godard interrompt la première journée du tournage de son À bout de souffle, au bout de deux heures seulement. Il dit qu’il n’a plus d’idées, et se tire. L’équipe, médusée, se dirige alors vers le comptoir pour se commander des canons. Éclats de rire dans la salle face à l’absurdité de la situation. Un rire massif qui suffit à montrer que le premier pari de Linklater est réussi. Sa machine de reconstruction (re-création d’une récréation) fonctionne à merveille, portée par une figure de Godard géniale. Géniale parce qu’elle est celle d’un grand pitre tragique, aux commande d’un À bout de souffle qui retourne à son état primaire, dans le cambouis des Cameflex. Et que la réalisation restera toujours une aberration ludique qu’il serait bien triste de perdre de vue. Même les films les plus importants du cinéma ont des cantines foireuses. »

Éléonore et Clotilde – podcasteuses (Les filles qui en savaient trop) 

« Ce moment où Alexandre Desplat s’est mis au piano pendant sa masterclass pour nous jouer le prologue de Birth, que Jonathan Glazer lui avait demandé d’envisager comme un conte. Une séquence d’ouverture inoubliable, sur une musique sublime. » 

« Découvrir le nouveau Ari Aster dans le Grand Théâtre Lumière à 8h30 et rigoler à n’en plus finir de Joaquin Phœnix qui se dispute avec Pedro Pascal tout en tenant son chapeau de shérif à cause du vent. Et merci l’atmos du GTL ! »

Jérémie Oro – Critique de cinéma (Septième, Inrocks)

« Je repartirai de Cannes avec en tête cette scène d’Alpha où, au milieu du moment de repit qu’est censé être ce dîner familial, Golshifteh Farahani se voit forcée de réanimer une énième fois son frère en pleine crise dans la chambre d’à côté, claquant la porte au nez d’Alpha – et au nôtre- qui venait de surprendre la scène. Conclusion d’une séquence virtuose, pensée au millimètre, sublimée par les trois comédiens, qui rappelle combien l’horreur est au cœur du paysage affectif de certains enfants, et ne s’arrête pas sur le palier du foyer. Grand film. »

Adam Giely – cinéphile et proche de la revue

« La vive émotion, je l’ai eue devant Magellan, devant des premiers plans si forts que le reste du film n’a pas pu suivre. Surtout devant ce plan nocturne d’une plage, à Malacca – et pas la Bocca -, que jonchent les corps des expéditionnaires décimés. Il y en a beaucoup mais on les distingue mal ; et voilà qu’une vague passe, dont le reflet en fait apparaître d’autres. Dans un même plan fixe la stupeur est dédoublée, génie d’Artur Tort. »

Damien Blanc – Critique de cinéma (Trois Couleurs)

« Je dirais que, parmi les films de cette compétition cannoise 2025, l’image qui m’a le plus stupéfait jusqu’ici est celle d’un chat à deux têtes apparaissant dans une pension au cœur de L’Agent Secret, grande fresque politique de Kleber Mendonça Filho située dans le Brésil de 1977. Car si le film renvoie à la dictature militaire de l’époque à travers un labyrinthe narratif complexe, cet animal à deux têtes crée à l’intérieur de ce récit-fleuve un monde encore plus mystérieux, souterrain et parallèle qui suscite des frissons spontanés et donne envie d’errer toujours davantage dans les dédales de ce stupéfiant long métrage. »

Lucas Gardette – Responsable administratif et financier chez The Jokers Films

« J’ai passé un vrai moment de communion de ciné durant la projo de Dangerous Animals avec des cris, des sursauts, des rires, du dégout et des hourras pour encourager l’héroïne du film dans son combat. »

Gautier Roos – Critique de cinéma (Chaos Reigns)

« La reprise de Kooks de Bowie dans Die my love, que je ne saurais décrire avec plus de précision tant elle est intervenue à ce moment (toujours critique) du festival où mon cerveau a commencé à se débrancher de mon corps. Il est très probable que je trouve le film tout à fait truffe à sa sortie parisienne, reste qu’à ce moment précis, j’ai eu l’impression de me prendre un shoot de Lynne Ramsay dans les veines, cinéaste que je n’aime pas trop au demeurant : c’est pour ce genre de moment étrange qu’on va au festival chaque année, non ? »

Corian Dominguez – Ambassadeur de l’ACID

Quatre jours au Festival de Cannes, ça part aussi vite que c’est venu, telle une vague qui, à peine formée, se disloque sur le rivage. De retour à Paris, une image me reste tout particulièrement de cette effervescence cinéphile (11 films visionnés durant ce court séjour). Celle d’une station de ski hors-saison, sous un ciel gris (aux antipodes du glamour et des bains de foules du festival), filmée en plan large, où la seule présence humaine est celle d’un jeune homme à la démarche singulière. Il s’agit du protagoniste de Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon, présenté à l’ACID. Le personnage principal de ce beau long-métrage est en proie à un profond vide existentiel, lassé d’une vie rythmée par des jobs alimentaires interchangeables. Dans ce lieu-dortoir, où tant de personnes passent uniquement dans l’optique de recevoir leur shot annuel de nature, Laurent, lui, est en quête d’une nouvelle façon d’habiter le monde.

Merci les copaines ! <3