Critique | Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski, 2025 | Quinzaine des Cinéastes
D’où viennent les films ? Depuis quel endroit s’adressent-ils à nous ? On connaissait l’intérêt de Julia Kowalski pour les personnages féminins et la culture polonaise dont elle est originaire, ce qui donna récemment J’ai vu le visage du diable en 2023, un moyen métrage remarqué en festival et narrant l’exorcisme d’une jeune femme, une pratique encore ancrée en Pologne. Son cinéma se précise avec son deuxième long métrage, Que ma volonté soit faite : la vieille France y est reniflée façon Chabrol dans un cadre propice à l’épanouissement du genre, et dont on sait l’intérêt du public en 2025. Le film s’inscrit ainsi dans la lignée d’un cinéma contemporain qui reprend à son compte la grammaire stylistique des années 1970, en l’enrichissant des préoccupations de l’époque. C’est cet héritage que convoque Kowalski, friande en zooms, et dont un sentiment d’interdit naît de l’usage du 16 mm : il y a comme une vérité nichée entre les grains de la pellicule et ses variations colorimétriques – images de la nuit des temps – qui s’apprête à jaillir ; une révélation à venir grosse comme une maison, tellement qu’on ne l’avait peut-être encore jamais vue jusqu’à ce jour. Une sorcellerie face à l’exercice des mécanismes de domination patriarcale ? Nawojka (Maria Wróbel), fille et seule femme (sa mère est morte) agricultrice au sein de l’exploitation familiale, se bat chaque jour contre un désir dévorant qui la conduit à subir de violentes crises de demances. La brusque arrivée de Sandra (Roxane Mesquida), cataclysme sensuel de cette girl next door, menace son équilibre déjà sur le point de sombrer.
Que ma volonté soit faite est certes précédé d’une lourde tradition cinématographique, mais il surprend (quitte à nous perdre parfois) par la retenue avec laquelle il s’aventure dans le fantastique. Terne, brunâtre, boueux, le film fait d’abord exister concrètement son environnement par de grands blocs séquentiels (rupture de ton lors du mariage du frère de Nawojka), de plans séquences en plan fixe où la caméra attrape une réplique ou un détail par de précis panoramiques (le repas à table au début du film), l’accompagnement d’un quotidien rural (Jean-Baptiste Durand en vétérinaire investi qui inspecte les vaches à la longueur de son bras). Un monde d’hommes pré-existe à Nawojka, la petite dernière : son père et ses frères s’occupent de la ferme familiale, ils traitent avec les autres hommes du village, boivent, chassent et festoient ensemble. Quelle est sa place à elle ? Dans la pénombre, tel ce beau plan inaugural ; dans sa chambre, envoûtée loin du regard culpabilisateur des autres… et bientôt chez sa voisine, une femme, une jeune, Sandra, elle aussi ostracisée, rejetée du reste du village en raison d’une vieille histoire. Systémiquement, le village agit en système. Dans le monde de Kowalski, être une femme c’est jouer un rôle par calcul de survie – feindre l’illusion ou s’attirer les feux des regards des habitants. Spectacle dans le spectacle.
Que mon désir soit fait sur la terre comme au ciel, à l’intérieur comme à l’extérieur. Nawojka brûle (au sens propre comme figuré, le symbolisme est souvent littéral mais pas schématique chez Kowalski) d’une envie incandescente – une tare transmise par sa mère – qui la consume graduellement. « Qu’est-ce qu’être une femme ? » La cinéaste pose la question mais n’impose aucune réponse et autant de modèles. Avant d’être femme, il faut d’abord pouvoir chercher à l’être tranquillement, par réseau de circulation, par mimétisme et échanges d’indices – tout un éventail d’actions empêchées par la patte débordante des hommes, frères, voisins et autres violeurs. Une féminité qui porte en elle son explosion, mais pas là où on l’attend. Comme ce présumé verre d’eau que se verse Sandra au mariage du frère de Nawojka et qui lui brûle instantanément la gorge : pas de l’eau mais de la vodka, pas innocent mais sulfureux.
Chez Kowalski, on le ressent, être femme c’est l’exéprience d’un désir, doublement isolant et aliénant : Nawojka plonge dans des états de transe, contorsionnant tout son corps lorsqu’elle éprouve de l’attirance ; Sandra, autodestructrice et séductrice, est violée dans les bois, aussi maltraitée que la biche injustement tuée par les hommes plus tôt ; quant à la belle soeur, un sexe salvateur qui, après une scène de dispute et de jalousie avec Tomek, s’adonne à une partie de jambes – littéralement – en l’air contre une caravane. Les vaches malades recrachent ce liquide blanchâtre non identifié mais que Kowalski imagine comme un mélange de sperme et de cyprine. Ces manifestations du désir qui aboutissent, en définitive, à une mise à mort de force. Il y a comme un mélange qui n’aboutit pas dans le montage mental que propose la cinéaste à plusieurs reprises : pour accompagner les hallucinations de Nawojka, cela aboutit à une transe spirituelle et individuelle ; chez les hommes, la transe est plus concrète : chasse et viol en collectif. Sperme et cyprine ne feront jamais qu’un.
Un horizon apaisé demeure cependant envisageable. Nawojka, nue et en harmonie avec les éléments, s’exorcise au feu, seule à seule (enfin ?), par la provocation d’un incendie dans la forêt. Elle en appelle alors aux forces obscures : s’il pleut, le bûcher s’éteindra et elle sera libérée de son incandescence à elle. Cette renaissance, c’est la déambulation nue et boueuse dans les rues du villages – se salir pour se purifier – épiée et dévisagée par ceux qui l’ont brimée. Sandra a été tuée. Le mal n’est pas celui qu’on croit. Nawojka emprunte alors sa camionnette et part. Que sa volonté soit faite.
Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski, prochainement en salles