Circulations souterraines

Critique | Le cinquième plan de La Jetée de Dominique Cabrera | Cinéma du Réel 2025

Quand le cousin de la cinéaste, en 2018, découvre sur grand écran le célèbre court-métrage de Chris Marker dont l’un des plans fait office de titre ici, il croit reconnaître ses oreilles décollées aux deux bords de la tête d’un enfant. Aéroport d’Orly, c’est au sein du cinquième plan, accolé à sa mère, à son père, et tous trois dos à nous, que le flash intervient. Dominique Cabrera n’a plus le choix, il va falloir fouiller cette drôle d’histoire, faire revenir les images, malaxer les souvenirs en furetant les détails. Cette enquête qui a de prime abord un rapport foncièrement familial, détourne ensuite, petit à petit, sa quête vers un espace plus large – le cinématographe – et de là, un cinéaste, le personnage de Chris Marker lui-même, nous faisant replonger dans quelques-unes de ses œuvres avec une joie immense. Car Marker s’y trouve tout autant l’objet du Cinquième plan que son excuse pour remuer tout un passé, toute une famille. Il en est l’épicentre ; et sa Jetée, un tremblement mystique.

Ce musée de la mémoire débute ici, au sein d’une salle obscure où monteurs et monteuses montent, où conservateurs et conservatrices conservent. L’ouverture du film – plan-séquence caméra-poignet – s’aventure dans un appel mêlé de différentes scènes sonores et visuelles, sur différents écrans, du cinéma de Marker, en un véritable labyrinthe audiovisuel. Commence alors frontalement un parallèle d’expériences filmiques entre œuvres faites, du passé, et œuvres en cours, du présent. « On ne s’évade pas du temps » disait sagement la conclusion du chef-d’œuvre noir et blanc. Mais ce n’est pas tant ici la découverte d’une apparition figurante que l’impression d’un souvenir qui stimule Cabrera. En effet, car le souvenir lui-même, on n’en sait rien, on n’en saura jamais rien de ce qu’il est. On ne pourra que spéculer ou se conforter dans l’hypothèse ouverte ; rien de plus. Et voir des liens partout, des symboles, des messages qui nous sont adressés, destinés, c’est le propre même du narcissisme, qui est lui-même le propre du cinéma ; et nous sommes en plein dedans.

La mémoire et ses transmissions de faux souvenirs, c’est typiquement ce qui se vit à chaque instant, à chaque seconde d’où le présent se métamorphose en passé. Contempler un film, c’est inlassablement le laisser disparaître à petits feux dans le cœur de notre mémoire, et du même pas, en construire un mensonge visuel et mental. La spiritualité rationalisera que tout était écrit, mais la croyance n’est bonne que le temps d’un trait d’humour. En vérité, Le cinquième plan de La Jetée, c’est la matérialisation de ce qui se passe dans nos caboches : une circulation indistincte, insaisissable et disparue. Nous pouvons l’accepter et fuir vers l’avenir, ou nous pouvons le résister, et s’auto-persuader que les astres sont de notre état, mais ce qui dans le film de Cabrera est passionnant à observer, restera bel et bien cette délirante sensation de connections constantes, de coïncidences divines, comme l’on trouve des signes partout quand on est amoureux·ses. Et puis au final, ce n’est pas tant la trouvaille d’un secret qui s’avère toujours géniale, mais l’impression seulement de cette trouvaille – cette résurgence aussi claire que nébuleuse. Car dans le fond, lorsque une trouvaille se fixe, se factualise, elle perd instantanément de sa beauté indicible ; et seul alors le doute perdurant saura laisser le plaisir de toute l’ambiguïté du monde et de ses humains. Nous sommes toutes et tous figurant·es de cette vie pleine de mystères, pleine de secrets, et comme dans ce film, les figurants, les figurantes seront les héros, les héroïnes.