Critique | Menus-Plaisirs – Les Troisgros, Frederick Wiseman, 2023
Roanne, sous-préfecture de la Loire, des hommes se réunissent, conspirent, dans l’arrière salle d’un restaurant… C’est l’envers d’un fantasme français. Ou bien, se peut-il que l’envers et l’endroit d’un objet soient si peu distinct ? Que, le temps nous prenant, les simulacres des palais et papilles nous révèlent ses coutures cousues de fils bariolés ? Il y a de ces manières de documentaire qui laissent lentement apparaître les précaires fondements, et tous les envers et revers dont le droit et l’endroit transpirent, sans pour autant saper ni détricoter nécessairement.
J’étais au cinéma de fait, avec un ami, l’affaire de quelques heures, le temps d’un bon repas comme nous n’en faisons plus. Quatre ou cinq heures, au siècle dernier, à l’époque des grandes tables : juste de quoi, chemin faisant les larmes aux yeux, arrivés entre le fromage et le dessert, le temps de deux minutes en gare d’ivresse, nous eussions pu balbutier « maintenant que les entrées sont passées, on va peut-être pouvoir passer au plat de résistance… » Et c’est dans ce balbutiement régulier de ceux qui mangent bien, qui ont l’art de la table, que mon ami et moi nous nous situions alors… mangeant quant à nous assez peu, nous gavant probablement plus et trop d’images et de mots. Bref, nous sortions de Menus-plaisirs, comme d’une partie fine de cinéma ; et celui-ci me dit, comme un Gabin son Belmondo dans quelques singeries hivernales, deux ou trois choses bien sues des grands connaisseurs de vins Wisemaniens… Ces choses, dont on a les mots avant d’en avoir le goût véritable et la science, m’ont alors permis de mieux appréhender la longueur en bouche de ce millésime 2023 d’une maison sans âge tant ses procédés de fabrication sont intemporels.
Dans le courant de la discussion, refaisant le monde comme cela arrive, nous en sommes venus au documentaire en général. En général, c’est un peu bête, c’est le moyen terme des fausses idées claires, mais chacun s’en contente sans quoi ce serait le silence. Et il se pourrait bien que quelques documentaristes aient justement, mieux que nous, compris les vertus du silence. Je venais d’écrire un papier sur Jeunesse de Wang Bing, et je me penchais tout juste sur un autre à propos d’Atlantic Bar de Fanny Molins ; Wiseman m’offrait ici une piste dans les méandres de mes visionnages. La grandeur d’un documentaire, c’est de parvenir à dire sans le dire les soubassements d’une réalité : conserver l’objet tout entier, et le montrant, laisser monter à la surface son intimité, ses secrets, et surtout sa structure déniée.
S’attardant sur la dynastie Troisgros, le film nous laisse lentement savourer, sans commentaire aucun puisque toute explication en confessions et assertions fait violence aux vrais plaisirs, la tendresse et la violence qui composent chaque réalité. La réalité de la Haute Gastronomie, c’est d’être un art pour cochon. (Y a-t-il jamais eu un art pour autre chose que les porcs ? Vaste question, probable que d’art en art les cochons se distinguent.) En quatre heures, Frederick Wiseman parvient à rendre un vibrant hommage à l’art de la table, remontant toute la filière, prenant le temps de magnifier chacun des gestes et rites de passage… loin, bien loin des images de surfaces des documentaires Netflix ou télévisuels, qui gardent le tape l’œil sans la hardiesse, la sueur, ni le temps que suppose chaque assiette pour tout un champ social et ses plus ou moins petites mains. La tendresse alors, reste maintenant la violence.
Tout le film est parcouru d’une obscure et constante violence sur laquelle il n’est aucunement besoin d’insister pour qu’elle se montre. Il n’y a pas besoin de montrer les sommes absurdes, les cartes à puce qui concluent tout, les vulgaires poubelles et déchets du grand gaspillage bourgeois… Vus et revus, éternellement sus ; non, le choix que fait Wiseman est de montrer la porcherie, la salle de restaurant. Il n’y a pas d’art pour l’art, seulement de l’art pour lard, et à cela nul besoin de trop en faire, toute la structure se tisse dans la salle de spectacle. Une salle de restaurant est un magnifique objet d’étude : une grande logosphère qui révèle la duplicité de chaque mot, où les gestes les plus élégants sont toujours en même temps les plus vulgaires, où le rêve vendu se révèle tissé du même fil que le cauchemar. Sur l’ensemble du film, le temps en salle représente peut-être la moitié : sur cette moitié il est impossible d’entendre plus de deux minutes parler une femme. C’est toute la farce montrée au grand jour, les fiers et beaux messieurs en costumes, leurs grands mots et certitudes, leurs fines connaissances… étalées grassement, à en vomir de ridicule tant le contraste est violent. Chaque minute de ce temps en salle est la mise en scène du spectacle de cette bourgeoisie demi-mondaine qui n’a même pas la moitié du début d’un goût quelconque. Des hommes qui s’assurent, parlent et parlent, ont les gestes larges, les rires gras et/ou entendus. Rare intervention d’une femme, la composition de son assiette de fromage, et l’écho des railleries masculines de l’ensemble de la tablée. Eux, ils en sont, des habitués même parfois, ou prétendus… ils le rappellent, et Marie-Pierre comme Pierre Troisgros les confortent en ce sens, les caressent, c’est le jeu. Il y a en chaque art la part noble et la part maudite, le travail bien fait et la compromission. Il faut voir les deux gammes de silence, les deux hommes que sont Pierre Troisgros : celui de la batterie de cuisine et celui de la salle de spectacle. Le silence méticuleux, le verbe de la recherche et du travail de composition ; puis le silence guindé, et le mot creux des salamalecs et caresses aux mains moites. Tout l’édifice culinaire de la dynastie Troisgros, et plus loin encore, tout le travail acharné de toute une filière agricole, repose entièrement sur le spectacle mesquin qui se donne à voir dans la salle de restaurant. Le paradis et l’enfer se ressemblent énormément.
En somme le film parvient à montrer, sans goût du scandale ni désir de massacre, qu’à tout beau geste son prix en saloperies. Pensant remonter le parcours du champ aux assiettes, on descend plus sûrement du goût des choses bien faites à la petite ordure bourgeoise et phallocrate. Ou plutôt on descend et monte en même temps, dans le rythme contrasté qui cartographie assez bien la réalité de quelques-uns de nos arts… La gastronomie, peut-être plus qu’aucun autre art, mais de manière jamais bien différente (probablement plus explicite), a poussé la dépendance de sa réalisation à l’extrême. Faisant et se faisant, on s’inscrit toujours dans une structure sociale, les codes et les prix en sont les marques distinctives… et l’ambivalence du personnage Troisgros, et de sa dynastie, est là. De l’artiste en homme d’affaires, du chef de cuisine au mondain, la pureté n’est pas de notre monde. Demeure malgré tout l’essentiel : le beau geste, le bel ouvrage, la saveur des bonnes choses.
Menus-Plaisirs de Frederick Wiseman, sortie le 20 décembre 2023