Critique | Au cœur des volcans, Requiem pour Katia et Maurice Krafft, Werner Herzog, 2024
Je cherchais une idée neuve pour l’œuvre du legendary filmaker Werner Herzog. D’instinct il m’a toujours semblé que ce qui s’opérait dans ses films n’était ni de l’ordre de la soustraction ou de la division ; et encore moins de l’addition. Du point de vue géométrique, rien à faire, j’ai eu beau essayer : impossible de faire rentrer Werner dans un triangle.
Pris au dépourvu et dans l’urgence d’écrire une critique saillante, j’appelle un copain des Cahiers [du cinéma, NDLR], qui me fait :
– Ouaif mfff heu… T’as essayé les fractales ?
– Euh, non, pas vraiment…
Puis, coupant court :
– Et, toi, tu l’as vu, Au cœur des volcans ? T’en en pensé quoi ?
– Ouaif mfff heu… J’ai trouvé ça bien et, en même temps, je crois que Herzog n’a pas su trouver son point d’équilibre… Ouaif. Mfff. Heu, allez à plus.
« Trouvé son point d’équilibre »… La phrase résonne dans ma tête : aucune idée de ce que cela peut bien vouloir dire, mais ça a l’air brillant. Voilà à n’en point douter un angle neuf et profond, sans doute celui qui m’a manqué lorsque je me suis risqué, trois jours plus tôt, à interviewer directement Werner en lui envoyant un courriel de minuit, rédigé dans un anglais que je veux teutonique, mais qui s’avère plus éthylique qu’éthéré :
Werner,
My friend Nicolas Moreno told me that it would be possible to have an interview with you in Paris, on December 12th, pour la revue Tsounami.
I would be very glad – enchanted would I say –, I have so many questions to ask ; about your relationship with Rabelais, not mentioning stupid interrogations as « are u a Walt Disney or a Tom Cruise villain? »
And, more than anything: « Why don’t we see any penguin in your last movie, Au Coeur des Volcans ? »
Las, Werner ne me répond pas. Peut-être n’en trouve-t-il pas le temps ou, sinon, c’est que j’ai vu juste. Aucun pingouin dans Au cœur de volcans. Alors qu’il y en a tout un tas dans Les Pingouins de Madagascar (2014), où Werner jouant le rôle d’un reporter allemand venu filmer des alcidés, commente : « Les bébés pingouins sont figés d’effroi. Ils savent que s’ils tombent de cette falaise, c’est la mort assurée » et, tant qu’à faire, les précipiter dans la béance d’une falaise. Lorsqu’il s’en va filmer l’antarctique en 2007 dans Rencontres au bout du monde, il a beau prévenir les autorités scientifiques qu’il n’en tirera pas « un énième film sur les pingouins », il se résout tout de même à le faire et parvient à rencontrer un pingouin suicidaire, lequel, soit envahi par un étrange chagrin soit animé par une sorte de fantasme d’Icare, prend la route pour une montagne lointaine – dont il ne reviendra pas.
C’est à l’occasion de ce tournage qu’Herzog rencontre le volcanologue Clive Oppenheimer et se rend au mont Erebus, volcan toujours en activité ; mais la fascination de Werner pour le magma remonte à loin, au moins à l’année 1976 où il part filmer l’éruption programmée de La Soufrière en Martinique, quitte à ne pas en revenir (il a prévu des boîtes en métal pour enterrer la pellicule, au cas où il n’en rechaperait pas ; geste fou auquel rétorque justement Moreno dans Les Inrocks : « Rappelle-toi qu’il faut vivre pour rapporter de telles aventures – en souvenirs comme en images. »).
Des volcans, on en trouve aussi dans l’excellent Into the Inferno, docu Netflix de 2016 où Herzog part à la recherche « des démons et des nouveaux dieux », qu’il illustre déjà avec des images tournées par Maurice Kraft, où Katia apparaît au bord d’une d’un précipice mordoré. À la voir ainsi côtoyer l’abîme, impossible de ne pas penser à une œuvre phare du romantisme allemand, pré-herzogienne en diable : le fameux Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Fiedrich (1818). Maurice et Katia meurent de leur passion en 1991, brûlés vif par une nuée ardente près du Mont Unzen. Et voilà qu’en 2024, le magnifique teuton les remet à l’honneur avec Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft, « et pour les images qu’ils ont capturées », pourrait-on sous-titrer.
Werner, comme à son habitude, lit le commentaire en voix-off (s’il y avait des Oscars pour le voice acting, il les aurait tous remportés) mais, avec une certaine retenue (celle de Grizzly Man ? autre found-footage où il exhumait les vidéos d’un couple dévoré par un ursidé) et laisse la part belle aux images des Krafft, à leur sourde furie. Au bout d’un moment, on s’oublie à ce qu’on regarde ; est-ce un film expérimental, ou d’avant-garde ? Il y a quelque chose de résolument mystique dans tout cela et l’on songe à un autre magicien : le Kenneth Anger de Lucifer Rising (1972) qui parsemait déjà son film des images d’un volcan islandais.
Alors, que voir derrière tout cela ? Herzog contempler la beauté d’un monde qui s’affaisse, se meurt, martelé par l’univers, détruit par l’homme, d’une planère au bord du précipice, entre rêve et mort, qui éructe d’éjaculations rouage orangé et dantesques ? Ou la complainte d’un vieux romantique allemand, qui le 24 décembre 1971 manquait de prendre l’avion qui l’aurait amené à une mort sûre, et manquait encore en 1976 de mourir, comme les Kraft, de la furie d’un volcan ? Allez savoir… Autant, se dérober et afin de conclure, noter que Herzog semble incessamment répondre, via son œuvre, aux préceptes de Schlegel :
« – Il faut développer en chaque homme la nostalgie de l’infini.
– L’apparence du fini doit être anéantie ; pour ce faire, tout savoir doit être placé dans un état révolutionnaire. »1
Et c’est déjà pas mal.
Au cœur des volcans, Requiem pour Katia et Maurice Krafft de Werner Herzog, en salles le 18 décembre 2024.
- Cité dans Jean-Luc Godard– Écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques, tome 2, Nicole Brenez, de l’incident éditeur, 2023 ↩︎