Critique | L’Ombre du Feu de Shinya Tsukamoto, 2024
Ce 1er mai, Shinya Tsukamoto revient pour compléter sa vision des conséquences de la Seconde Guerre mondiale sur le Japon avec L’Ombre du Feu, 10 ans après le choc Fire in the Plains et sa représentation sans concessions de l’horreur guerrière. En parallèle de la brutalité de la guerre qu’il filmait pour poser les jalons d’un discours ouvertement pacifiste et anti hiérarchique, Tsukamoto mettait en scène la folie qui gagnait progressivement le protagoniste via des hallucinations et visions cauchemardesques. Via ce choix scénaristique (et esthétique), le réalisateur concentrait l’attention sur ses personnages et leur psychée, jusqu’à perdre parfois la ligne historique qu’il s’était fixée. Par ce biais, il diluait le discours anti-impérialiste qu’il voulait sans doute aborder de prime abord.
L’Ombre du Feu ferait-il donc office d’antithèse à Fire in the Plain, ou en serait-il plutôt le complément ? Exit les forêts micronésiennes, les combats et la nervosité. Ici, Tsukamoto parachève la mutation de son cinéma entamée lors de son précédent film, Killing, en proposant une mise en scène plus apaisée à la narration lente, et où la violence jaillissante est expédiée d’un simple coup de sabre ou de revolver. À la manière de Kiyoshi Kurosawa dont le Kaïro semble avoir particulièrement influencé Tsukamoto pour ce film, la brutalité et la cruauté d’un Japon asphyxié par la guerre suinte d’une crasse lourde à chaque plan. De fait, la grande force de L’Ombre du Feu est d’extraire de cette matérialité de la violence une forme de poésie macabre, sans pour autant tomber dans un fétichisme grossier de la chose morbide.
Antithèse esthétique, mais surtout prolongement thématique et historique de Fire in the Plain. Le film suit l’errance survivaliste d’un orphelin au milieu d’un Japon ravagé au crépuscule d’une guerre totale, tentant de se rattacher à des figures tutélaires, des parents de circonstance. Le métrage peut se scinder en deux unités de lieu, chacune étant liée à un personnage archétypal. D’abord la Mère, cette jeune femme anonyme se prostituant pour survivre et refusant de quitter ce qui reste d’un bar crasseux reconvertit en foyer. L’approche en huis clos, centrée sur ce personnage féminin immobile, prostré, appuie la résignation d’un peuple brisé. Tsukamoto ménage ses effets, prends soin de se tenir à l’écart de la psychée de ce couple Mère/fils pour mieux cueillir l’essence de l’horreur : un enfant geignant dans son sommeil, un soldat-client pétrifié par le bruit d’un coup de feu… Via le hors champ, on matérialise la mort par procuration.
Et puis Tsukamoto nous arrache de ce huis clos, brutalise l’œil habitué à cette demi pénombre et nous arrache à la Mère. L’enfant rejoint ainsi le Père, vagabond qu’on découvrira vétéran. Le film devient une errance au milieu d’une campagne faussement apaisée, dispersant ça et là des agrégats de guerre. Il y a les hommes brisés, les hommes mutiques, et puis les puissants. Dans une immense séquence de nuit, Tsukamoto confronte le prolétaire au noble, le fantassin à l’officier, le brisé à l’autoritaire. Cette opposition de classe crue, acide, aboutissant fatalement à la brutalité, traverse le cinéma du japonais toujours avec la même simplicité et efficacité (Gemini, Killing…). Le réalisateur met en évidence la dichotomie de la guerre, attisée par les puissants, subie par le peuple, toujours via les yeux de cet enfant.
D’apparence, on pourrait croire que L’Ombre du Feu est une relecture de Requiem pour un Massacre d’Elem Klimov. Toutefois, c’est bien le cheminement inverse que soumet Tsukamoto, l’orphelin étant la caractérisation d’un anti-Candide. De fait, tout le long du film, c’est cet enfant qui sera moteur des actions des adultes, et qui devra réapprendre à voir le monde dans ce qu’il a de beau. Si Tsukamoto torture ses personnages dans ses films, ce n’est pas tant par malveillance que par profond amour pour le genre humain, représentée ici par l’assurance d’une survie certaine et d’une entraide spontannée. Sa fascination pour la violence, physique, psychique ou morale, n’est que la matérialisation de ce qui nous rend tous aussi forts que vulnérables.
L’Ombre du Feu de Shinya Tsukamoto, au cinéma le 1er mai 2024