Fantasmes perdus

Critique | Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson (1971), ressortie 2025

En adaptation des Nuits blanches de Dostoïevski, Quatre nuits d’un rêveur transpose l’humeur de Saint-Pétersbourg dans le Paris des années 1970, marqué par les événements de mai 1968.  Robert Bresson filme la rencontre de deux jeunes gens, Jacques (Guillaume des Forêts) et Marthe (Isabelle Weingarten), dans les nuits bleutées parisiennes où désillusions et chagrins d’amour s’immergent dans les scintillements de la Seine et de ses lampadaires. Sauvée par Jacques, Marthe s’apprêtait à plonger dans le fleuve, prise d’un sentiment de désespoir trop profond. S’ensuivent quatre nuits de rencontres doucement bercées par les incertitudes de l’un et les consolations de l’autre. Tardif dans la filmographie de Bresson, Quatre nuits d’un rêveur mature certains éléments essentiels de son geste créatif, notamment celui de la mise en image des corps, ici, fantasmés. 

Jacques déambule au gré des silhouettes féminines qu’il croise au détour de ruelles ou de magasins, en rôdeur, ses flâneries interrogent les spectateur·ices sur leur bien fondé puisque l’intéressé n’ose finalement jamais approcher ses visées. Sitôt de retour chez lui, Jacques s’empresse d’enregistrer ses pensées sur un dictaphone puis de finir son geste à l’aide du pinceau. Ses toiles représentent des contours féminins archétypaux, sans visage : illusions sans identité, ces images incarnent l’idéal de beauté insaisissable et tant désiré. Allongé de longues heures à réécouter ses dires, puis à les concrétiser sur toile, Jacques s’essaye à mettre en forme, à donner corps à ses rêveries, jusqu’à sa rencontre avec Marthe. Désireuse d’un amour perdu et incapable de donner sens à sa vie depuis, la jeune fille lui raconte ses prémisses amoureux avec son précédent locataire qui partagait l’appartement familial de sa mère. Leur idylle, simple et décousue, s’achève sur le départ de son amant pour l’étranger et, elle, lui sommant de l’emmener avec lui. La chose ne se faisant pas et la correspondance interrompue, le retour de son amant à Paris ébranle Marthe. Jacques est alors chargé de lui faire porter sa lettre, trois nuits d’attente et une dernière d’adieu dissimulé. 

L’amour qui naît de cette ellipse se concrétise dans la pesanteur des corps. Le corps n’est pas une unité arbitraire mais se segmente en des haussements d’épaules, des mains ou des jeux de regards. Le cinéma de Bresson est fait de gestes simples, capturés en un assemblage anodin, qui manifestent une émanation immédiate du geste sans conscience. Cet horizon premier accueille ses personnages dans une bulle en suspens, enveloppant son récit de formes et de couleurs abstraites, changées en matière concrète. Les tintements des talons, le contenu des armoires de cuisine, les bordures d’un matelas par terre ne sont que les morceaux d’un espace déjà connu en sensations parcellaires. Il s’agit donc de recomposer l’unité perceptive en accumulant lesdits états bruts. L’impression de vie autonome de ces fragments et de ces corps semble en permanence échapper à notre conscience et participe subrepticement d’une empreinte pure, d’un déjà-là qui conditionne les spectateur.ices à percevoir le réel comme ne se disant plus qu’en lui-même. Tout mouvement nous fait découvrir l’être de Marthe ou de Jacques comme une impulsion première et de cela naît une impression perpétuelle de temporalité ancrée dans le présent.

Cette expérience contagieuse donne une pesée première aux corps des acteurs et sert le récit, l’exemple emblématique du film étant la scène du miroir. Marthe, habitée du désir, encore ténu, pour son colocataire inconnu se découvre devant le miroir de sa chambre. Les jeux de lumière sur son corps nous le dévoilent en même temps qu’elle découvre sa sensualité et que s’éveille son désir pour lui. Elle est son propre spectacle, sa propre vie imaginaire, symbolisée dans la découverte charnelle de ses traits à l’aune de ses fantasmes, si bien qu’elle en tombe amoureuse et s’éprend de l’image de celui qui la fait désirer. Enfermée dans ce premier désir fantasmé, elle essaye de se consoler en le conjuguant à son second, partagé avec Jacques. La nuit parisienne les embrasse, ils se mêlent aux lumières des lampadaires scintillants tantôt dans les larmes de Marthe, tantôt dans les doutes de Jacques qui essaye tant bien que mal de la convaincre de la sincérité de ses sentiments. Perdues dans l’agitation parisienne, leurs silhouettes deviennent des formes plastiques, images d’eux-mêmes, l’un comme l’autre s’essayant à combler les illusions de son partenaire mais en vain puisque trompeuses depuis leur origine : le film se clôt par les retrouvailles accidentelles de Marthe avec son amant. 

Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson, ressortie en salle le 19 février 2025