Critique | La Folie Almayer (2011) | Événement Chantal Akerman
« Retour à la fiction ». C’est par ses mots que Chantal Akerman se confie à Nicole Brenez, à propos de La Folie Almayer, sortie en 2011. Une fiction qui revient en force : librement adaptée du roman éponyme de Joseph Conrad (écrit en 1895), tournée dans différents pays d’Asie du Sud-Est, souvent en pleine nature (une première, on considère Akerman plutôt comme une cinéaste des villes), avec au premier rôle Stanislas Merhar, qui avait déjà tourné pour la cinéaste dans La Captive (2000). Ca n’est d’ailleurs pas le seul point commun entre les deux films, tant certains motifs semblent se répondre : l’adaptation d’un roman, l’usage d’une musique classique comme leitmotiv (L’Île aux Morts de Rachmaninov et la Sonate Arpeggione de Schubert de la Captive laisse place à l’ouverture wagnérienne de Tristan et Iseult, et l’Ave Verum Corpus de Mozart pour La Folie Almayer), les vagues de l’océan et du fleuve comme surface miroir. L’ouverture de La Folie Almayer pourrait s’imaginer comme une continuité avec la fin de La Captive, comme un passage pour Stanislas Merhar entre deux mondes : Simon a franchi le Styx et perdu Ariane, et le revoici sous les traits d’Almayer, plongé au cœur des ténèbres, tentant de sauver sa fortune pour sa fille Nina (Aurora Marion).
Mais dans cette jungle proche d’un fleuve tumultueux, la cinéaste met en scène les motifs conradiens sur la partition d’une autre auteure littéraire, Marguerite Duras. La relation destructrice père/fille entre Almayer et Nina fait écho à celle entre la mère et la fille du Barrage contre le Pacifique, la langueur des plans et la torpeur qui s’empare des personnages à ceux d’India Song (1975), notamment le plan final, tout en jeu de lumières sur le visage inerte de Stanislas Merhar.
Almayer, colon inadapté hors d’une Europe qu’il chérit tant (surtout sa musique, qu’il fait tourner indéfiniment sur vinyls), s’évente à chercher une mine qui n’existe pas, et à contrôler ses terres. Par plusieurs séquences, il tente de dominer la nature, en vain : il est surpris de constater que sa villa est gangrénée de plantes et de branchages, et est incapable de se déplacer dans la nature sans la trancher, la détruire, à l’image de la course poursuite où il cherche sa fille dans la jungle. Almayer tente de garder le contrôle sur sa fille (qu’il a eu avec une femme métis), qu’il veut faire à son image, avec une éducation occidentale. « Qu’elle devienne une des nôtres. » dit Almayer, ce à quoi la directrice du pensionnat (jouée par Chantal Akerman elle-même, en voix off) répond : « Une des nôtres…? Jamais. ».
Le travail sur l’obscurité et le montage tout en ellipses jouent sur cette inadaptation du personnage : si la nuit fut le berceau de tous les possibles dans les films d’Akerman, elle est ici opaque, génératrice de cauchemars, de fièvres, de cette folie complètement hors du temps. Un flashforward peut surgir à tous moments dans un travelling dans la jungle, Nina grandit et devient femme au détour d’un cut elliptique, sans que son père ne vieillisse, et Sway plane sur la séquence d’ouverture et sur le genérique de fin, bouclant la boucle (« Au bout du compte, c’est Dean Martin qui a toujours le dernier mot » souffle une spectatrice à sa voisine à la fin de la séance).
Revoir La Folie Almayer, c’est contempler la dernière œuvre de fiction d’une cinéaste qui n’a jamais arrêté de chercher des nouvelles radicalités de cinéma à chaque film, de chercher une humanité dans un visage, qu’elle provienne d’un chant à cappella, ou d’un trait de lumière qui zèbre les marques du désespoir.
La Folie Almayer de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 23 octobre 2024