Journal de soldats en campagne

Critique | Les Damnés, Roberto Minervini, 2025

Passe ton chemin, adorateur·rice du champ de bataille et de l’héroïsme guerrier sur grand écran ! Les Damnés, avec son titre tout droit sorti de la filmographie de John Ford fait voler – brillamment – en éclat toute l’imagerie du film de guerre – et du western.

Ici, rien de divin dans l’exercice guerrier. Roberto Minervini touche à la grande Histoire des États-Unis – et il l’ébranle – en filmant une Guerre de Sécession vécue par une petite troupe de volontaires envoyée par l’armée des États-Unis afin de cartographier des contrées encore inexplorées à l’Ouest.

Plongée dans le quotidien nomade de ces hommes, Les Damnés impose leur errance, et non pas des batailles entre l’Union et les confédérés. L’ennemi est invisible, n’a pas de visage, pas de nom. Il est rare qu’il attaque. Il y a du Désert des Tartares (1976) de Valerio Zurlini dans cette inexorable attente ; le temps devient le pire ennemi, le belligérant ne se montrera peut-être jamais. Lorsqu’il se dévoile, tout est déjà vain. On essaie de sauver sa peau, pas le pays. Lorsque l’ennemi attaque, cela en fait une séquence phénoménale, filmée à l’épaule. Aux premiers coups de fusils, les volontaires se dispersent, surpris, terrifiés. L’ennemi, si hypothétique jusqu’alors, peut donc surgir à tout moment ! Certains se servent piètrement de leur arme, on se cache vite derrière un talus ou un arbre. Les gestes sont fébriles, révélateurs d’une chose, que Roberto Minervini filme du début à la fin : le danger ne vient pas de la menace ennemie mais de l’engagement, complexe, quasiment impossible à justifier. Nous avons affaire à des hommes, qui, une fois perdus au fin fond de l’Amérique, oublient leur engagement, le remettent en cause, sont plus que jamais faillibles. Les Damnés est le confessionnal de ces soldats, parfois trop jeunes, parfois trop vieux, qui se sont portés volontaires afin de servir leur pays. Entre eux, ils se confient. On s’engage parce que son père l’a fait ou veut qu’on le fasse. On a simplement suivi son frère. On ne sait parfois même plus pourquoi. Minervini rappelle ainsi combien il semble si dérisoire d’accorder sa confiance à un gouvernement. Ces soldats-chair-à-canon, parfois aliénés, sont écrasés par ce quelque chose qui existerait au-dessus de tout pour le gouvernement : la guerre. La cause à défendre semble même être devenue floue pour certains de ces mercenaires : après-tout, que font-il là, perdus au milieu de nulle part ? 

Dans ces plans larges, ces cieux immenses, les espaces sauvages dévorent la petite compagnie. C’est à l’heure du bivouac que du côté des hommes, on médite. Un vétéran rassure un jeune garçon. « T’entends les rouges-gorges ? Avant on disait : quand t’entends le rouge-gorge c’est que tout ira bien. » Mais qu’espérer, lorsque l’on est loin de tout ? Survivre, attendre les troupes lorsque l’on arrive à court de provisions.

Minervini inscrit ses personnages dans des codes qui vont à l’encontre du soldat viril et de la masculinité toxique qui inonde le cinéma de guerre et le western. Ces hommes damnés s’écoutent entre eux, se conseillent, se parlent à voix douce. Ils verbalisent leurs craintes, leurs doutes et leur foi. Certains assument n’avoir jamais tiré que sur des lapins. Comme si, loin de tout, peut-être proches de la mort, les hommes osent enfin éprouver un peu de tendresse les uns envers les autres.

Les Damnés de Roberto Minervini, en salles le 12 février 2025