Critique | Il fait nuit en Amérique, Ana Vaz, 2024
D’où part un regard ? Qui guette, qui cadre ? On pourrait croire à un volatile, une chouette ou un hibou – car l’introduction, dévalant à toute berzingue, forme un mouvement panoramique qui résonne de justesse avec les capacités de ces oiseaux pour pivoter la tête jusqu’à parfois 360 degrés. Le film d’Ana Vaz sème le doute et provoque des questionnements sans réponses fixes. Notre œil se mêle à un monde crépusculaire (dont l’omniprésence des nuits américaines conforte l’incapacité de mieux voir ce qui nous entoure). Il est l’observateur, caméra errante, d’un monde perdu et presque apocalyptique. Dans le dossier de presse, Ana Vaz refuse de le nommer ; et pourtant Bolsonaro semble la figure effroyable qu’il faudrait tenir pour responsable, de ce Brésil nuiteux où les espoirs sont assiégés par l’obscurité. Notre monde se trouve confronté, par quelques assauts capitalistes et autoritaires, à un besoin vital de survie, quelques lueurs d’espoirs, des flambeaux optimistes ; car tout est noir et tout est terriblement embrumé, évasif, ténébreux ; dans ces conditions, la lumière ne paraît plus possible.
Ana Vaz entremêle visions désolées d’un pays désespéré et scrutations d’un milieu sauvage rapatrié et guéri dans un zoo. Cette dernière information pourrait en étonner quelques-uns et pourtant, à Brasília tout particulièrement, des centaines de cadavres se retrouvent chaque mois aux environs des routes et des quartiers – et de là, seul le zoo – paradoxalement – peut aider la survie de la vie animale qui, de ce système, se retrouve attaquée, violentée et affaiblie dans son environnement naturel. Il y a comme une sensation d’interversion, un état du monde absurde et profondément abscons, qu’une voix-off déstructurée par un verlan excessif confirme à chacune de ses apparitions. Il n’y a plus le besoin de comprendre ou d’intellectualiser les alentours ; une simple observation nébuleuse et vagabonde semble pouvoir révéler le secret hermétique de ce siècle perdu dans d’inconscientes et brutales forces politiques. Seul un détour, un contour ou une courbe à la réalité saura nous illuminer d’une maigre perspective heureuse.
Le sort de la vie (humaine ou animale) n’a aucune certitude. Tout pourra potentiellement rester sombre, funeste, maussade. Et tout pourra renaître un jour, ressurgir des profondeurs atrabilaires. Notre colère sera inapaisable, certes, mais notre capacité de voir, elle, par l’existence des cinéastes, sera définitivement inépuisable. Dans Il fait nuit en Amérique, c’est toute notre puissance de perception qui se met en œuvre – le miroir obligatoire que peut nous offrir le cinéma, son objectif ou une chouette.
Il fait nuit en Amérique d’Ana Vaz, sortie le 21 février 2024