L’en pire

Critique | L’Empire, Bruno Dumont, 2024

Star Wars par Bruno Dumont, La Guerre des étoiles en pire et en plus réaliste donc, c’est-à-dire L’Empire. Drôle de film que celui-ci, qui se présente à la fois 1) comme une suite spirituelle de France dans la mesure où Bruno Dumont mobilise pleinement et consciemment le caractère professionnel d’une partie (seulement) de son casting, et qu’il incarne dans un monde anti-professionnel au possible 2) comme un prolongement d’une certaine veine naturaliste de son cinéma d’antan (La vie de Jésus, L’humanité…) par la mise en scène des espaces à travers de somptueux plans larges 3) et en même temps, un simple film de science-fiction, qui se prétend tout aussi bête que celui dont il s’inspire explicitement. L’Empire est donc à la fois un film complètement novateur dans sa filmographie (le premier à réunir autant d’éléments a priori disparates), un film-somme (la synthèse de toute une œuvre) et un film-rien (la science-fiction : la métaphysique pour les nuls). Inquiétante étrangeté.

Au commencement

En imaginant platement et avec réalisme comment se déroulerait véritablement une guerre intergalactique qui prendrait pour champ de bataille un village du Pas-de-Calais, l’opération du cinéaste s’avère finalement plus retorse qu’il n’y paraît. Car derrière l’opposition simpliste que construit le film entre acteurs du cinéma et non-professionnels, femmes et hommes, Bien et Mal, il filme dans ce même temps, une espèce humaine au dépourvu, véritablement tourmentée, tiraillée, et finalement bien plus transcendée par ces grandes questions, que l’on s’est toujours posé dans de si simples termes. Derrière toute la loufoquerie de L’Empire, se cache en réalité un timide mais grand film antonionien, majoritairement composé de plans vides : vides de son, de dialogue, d’œuvre humaine, vidée de vie. L’une des plus belles fulgurances du cinéaste réside dans l’évolution du personnage de Van der Weyden, policier grimacier que l’on adorait déjà dans Coincoin, et que l’on retrouve aujourd’hui peu bavard, muet presque, la chique comme coupée par l’état de sidération que constitue le frottement à une vie mystique dumontienne. Et si la vie toute entière et le grand bazar qu’elle organise autour d’elle étaient trop complexes pour que nous puissions véritablement l’appréhender ?

Les humains, derniers maillons de l’univers, se débattent comme ils peuvent avec eux-même tandis qu’une guerre intergalactique se déroule juste sous leurs yeux, dans leur progéniture même (Freddy, l’enfant de Jony, un chevalier du mal grimé en homme). Dumont s’amuse à désacraliser toute entreprise épique (quand la force du mal choisit un corps pour rendre visite à l’enfant prodige, elle choisit un guide touristique très terroir interprété par un Fabrice Luchini presque insupportable), pour justement transcender plutôt du côté des humains, ces trucs « touchants » qui baisent partout et roulent en tracteur, faute de mieux. C’est par un étrange échange de procédé qu’une aura mystique et supérieure traverse toutes les actions réalisées par les hommes et les femmes (l’enfant, banal comme les autres, devient l’Élu ; l’amour un acte sacré dans une scène magnifique d’érotisme et de blancheur entre Anamaria Vartolomei et Brandon Vlieghe), tandis que les forces primitives se retrouvent cantonnées à de vulgaires prototypes, mus dans l’unique perspective d’accomplir de prétentieux desseins. Mais par cette démarche, aussi sublimée soit-elle, il en demeure une étrange sensation de surplace, l’esprit de synthèse affiché par Dumont n’amenant jamais son film vers un ailleurs nouveau, ou un degré supérieur — comme le faisait par exemple La Bête de Bertrand Bonello il y a quelques semaines. 

Au final

À l’atterrissage, L’Empire repose des questions déjà à l’œuvre dans le reste de la filmographie de Bruno Dumont, sur l’image qu’il renvoie des habitants du Pas-de-Calais notamment, mais qu’il dépasse et clôture définitivement par l’élévation de son récit au stade interstellaire. Il est le seul à s’emparer de leurs corps et de leurs visages (à travers les gros plans), à s’y intéresser. Il voit en eux plus qu’un pâle constat sociologique : des super-héros, des ambitieux, des mal intentionnés, des êtres complexes donc, mais tous paumés. Le film ne tombe jamais dans le nanar que laissait espérer l’affiche, mais se hisse sans difficulté aux côtés des images galactiques de 2001. Là se niche la différence, celle-là même qui rend puissante et cohérente la profonde méditation métaphysique à laquelle se donnent tous ces personnages, d’ici-bas sur Terre, comme là-haut, par-dessus les cieux. L’Empire est une invitation au dépassement, au dépassement du ciel que Dumont a tant filmé, s’affranchissant alors de tout cadre, de toute limite.

L’Empire de Bruno Dumont, sortie le 21 février 2024