A l’amie qui m’a sauvée la vie

Critique | Les Filles désir de Prïncia Car, 2025

Marseille est la mauvaise élève du cinéma français. Depuis moins d’une décennie, elle est souvent filmée, souvent mal aimée. Deuxième ville de France, elle attire les nouveaux récits, les regards et les cinéastes (on s’en réjouit), déliant, films après films, le blocage des images de son image. Tandis que la francophonie s’étire enfin durablement au sein de l’industrie (la Corse bien-sûr, mais aussi la Belgique, le cinéma Suisse), que donne-t-on réellement à voir de la cité phocéenne ? Ses quartiers nords, certes, on les connaît, le cinéma nous les fait craindre, Bac nord et sa bande ; mais à côté, que faire de ses plages, ses jolies filles, sa (ses) fracture(s) ? La capitale qui regarde en bas, d’un demi-oeil, frileux de se positionner, alors que le cinéma, lui, l’investit. Pour en tirer quoi ? 

Avec Les Filles désir, Prïncia Car réussit le pari de faire un film non pas sur la ville de Marseille mais avec elle. Elle existe en toile de fond, comme outil d’une réflexion plus large, autant à l’échelle individuelle que topographique. Comme la ville, les relations entre les hommes et les femmes sont fracturées, incommunicables, schématiques. Sur le plan géographique, ces frictions existent à l’intérieur du microcosme que réprésente un centre aéré, une association de quartier organisant des activités pour enfants comme jeunes adolescents, et gérée grâce à des animateurs où triomphe Omar (Housam Mohamed), roi-chef du groupe, et sa bientôt-future-femme, vierge et discrete, Yasmine (Leïla Haïchour). Un bonheur qui semble parfait, d’où rien ne dépasse et dans lequel aucune interaction extérieure n’est envisagée au risque d’une remise en place violente et agressive. Autour d’eux, une cour, les amis d’Omar – tous des hommes – racoleurs, tchatcheurs, harcelant les jeunes filles sur le Vieux Port, sans prendre en compte les remarques de Yasmine : « Et si c’était moi ? ». Cet ordre classique, hiérarchique et patriarcal, est bousculé lorsque Carmen (Lou Anna Hamon), ancienne travailleuse du sexe et amie d’Omar, impose sa présence dans ce groupe, provoquant la surprise générale. Faire table rase de son passé, réinventer son présent. Sa venue trouble comme séduit, littéralement, puisque tous les garçons veulent la posséder. Très vite, elle dérange, elle gêne : pas le droit à la deuxième chance. Être une femme est irréversible, elles sont soit des Yasmine, soit des Carmen. 

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Carmen, la séductrice, celle de l’opéra de Bizet propulsée dans un quartier de Marseille. Les hommes ont des paroles crues et grivoises, Carmen s’autorise le même langage, ce qui la condamne à être punie, rejetée. Un caillou dans la chaussure, le sexe est tabou mais elle en parle, elle en rigole. Lorsque Yasmine fait corps avec son désir et propose à Omar d’entamer les choses sérieuses – on le devine, sous le climat de l’influence de Carmen – ce dernier se met en colère. Bousculer son organisation du monde, mélanger les pinceaux, voir sa future femme devenir une fille désir, l’irrite. Le film met en scène ce glissement dans une tonalité faussement tragique : Omar, qui rejetait les avances de sa propre copine, finit par tomber dans les bras de Carmen et couche avec elle. On n’y croit peut-être pas (aucune alchimie entre eux), mais cette transition bancale ouvre le film sur ce qui nous intéresse : l’amitié, la vraie, celle qui existe en dépit de toute convention ou friction morale et patriarcale.  

Les Filles désir joue de ses contrastes. Être épouse ou fille facile, la femme d’Omar ou sa maîtresse. Autant de lieux communs qui peuplent les deux premiers tiers du film et qui déroulent la traditionnelle catégorisation de la féminité dont nos imaginaires sont les héritiers : slutshamming, revenge porn, harcèlement sexuel envers Carmen… Les filles désir, certes, mais où sont les filles qui désirent échapper à cette nomenclature, comme Marseille à sa réputation au sein du cinéma ? On écarte alors Yasmine de cette mauvaise graine de Carmen, par peur qu’elle devienne comme elle. Pauvreté d’enjeux qui deviennent désormais classiques, voire presque clichés, on se déçoit de la platitude de l’action qui lie le trio Carmen – Omar – Yasmin et où chaque conflit est exposé par des dialogues explicatifs, explicité de personnages en personnages, sans aucune complexification, accompagnement par la mise en scène ou même recherche dramaturgique. 

Malgré tout, la force des Filles désir, ce sont justement ces filles. Refuser tout choix binaire pour en devenir justement une : une fille désir. Une fille qui a le contrôle de ses amours, ses amies, ses amants, sa liberté. Chez la cinéaste, le désir, loin de n’être qu’une affaire de sexualité, est avant tout une question de choix. Le film écarte cette binarité au profit d’une errance libératrice et sororale. Opposées, Carmen et Yasmine devraient être ennemies, mais elles le refusent, décentrant leur regard du mariage, du sexe, de leur existence ou valeur aux yeux des regards masculins. La dernière partie, douce, légère, ravissante (on aurait aimé commencé par là), fait de ces deux antagonistes les meilleures amies du monde. Yasmine et Carmen vont en bateau. Ou plutôt en scooter, le long du littoral. Jusqu’à Barcelone peut-être. Du moins, c’est leur désir. 

Les Filles désir de Prïncia Car, le 16 juillet au cinéma.