Critique | Ma vie, ma gueule de Sophie Fillières | 2024
Après maintes analyses sur le caractère des polices de caractère, Barbie Bichette choisit finalement la typographie « Avenir medium » pour écrire son autobiographie. Portrait d’une poète oblige, ce sont bien d’abord les mots, ce qu’ils disent et ce qu’ils montrent qui vont ébaucher le mal-être ; nommons un chat un chat : la dépression ronge le « goût de vivre » de Barbie-Jaoui. Avenir moyen donc, incapacité à se projeter dans quoi que ce soit, ni dans le passé, ni dans le futur, se demander combien il reste de douches à prendre avant de mourir comme une enfant trop occupée à faire mieux, et ne pas « avoir le temps de mourir », comme une adulte trop occupée du nécessaire. Espérer trouver quelque chose, plutôt que rien.
Sophie Fillières travaille son autoportrait comme Barbie travaille la glaise à son effigie : laisser les traits tirés, le regard légèrement absent. Et si le fils de Barbie, qui dans l’informe argile a reconnu la patte de sa mère, glisse entre les lèvres terreuse une cigarette, Adam et Agathe Bonitzer, par les circonstances tragiques que l’on connaît (la cinéaste est morte quelques jours après la fin du tournage, laissant à ses enfants le soin de diriger la post-production du film), lui glissent un arc-en-ciel entre les rushes, marque d’une présence au monde bien plus forte qu’elle ne l’envisageait pour elle-même. Un autoportrait porté, soutenu par le regard de ses enfants. Car dans cette introspection et cette mise en abîme de l’autobiographie écrite en avenir medium, c’est bien d’abord la transmission et la filiation qui travaille Sophie-Agnès-Barbie. Qu’est ce que cette perte du goût à la vie sinon un sentiment d’évaporation (comme un arc-en-ciel), de désencrage (alors, prenons le ferry) ? Laisser un petit bout, un petit goût de soi aux autres, pour exister par eux.
Barbie transmet l’art de l’absurde à son fils, qui le plus naturellement du monde sort une touillette de sa poche quand un patient de l’hôpital psychiatrique lui demande s’il en a une. Barbie transmet ses mots, qu’elle perd dans le métro, sur son recueil de poèmes ou sur la pétition que lui demande de signer des fausses sourdes et muettes. Elle perd ses mots, qui sortent dans le mauvais sens (Katerine Philippe) comme elle perd ses mots chez le psychanalyste, pour qui faire l’autruche et singer devient des peluches, des doudous réconfortants dans son décor lacanien qui tente autant que faire se peut de percer à jour son mal-être. Elle se perd aussi, revenant toujours sur ses pas, pensant avoir oublié ses affaires de sport, pour revenir chercher son poème dans la salle de réunion de son agence de pub, accompagnant des inconnus contre son gré. Jusqu’à en perdre les noms propres, au sommet de sa crise psychotique, ne pouvant nommer personne autrement que par Fanfan, cri de l’enfance qui a ressurgi sous les traits de Bertrand, qui prétend être son amoureux du passé. Il ne peut être que la mort personnifiée, Bertrand. Car Bichette est incapable de se souvenir de lui. Et si elle ne peut établir de continuité dans sa propre identité, c’est qu’elle n’est plus. Donc elle est morte. Il lui faut jouer au qui est-ce avec un post-it sur le front pour se reconnaître. Alors, il ne reste plus qu’à lever son majeur au miroir du psychanalyste.
Être entre la table de bar et le présentoir et apprendre à aimer cet entre-deux comme à la gare du ferry, début de la fin du film, trouver de l’équilibre dans le déséquilibre. Faire faux bond à ses enfants, les abandonner à la dernière minute, sans physiquement rebrousser chemin, marque dans la mise en scène qu’elle va de nouveau de l’avant. « Je vous vois, je suis là » chuchote-t-elle à ses enfants dans la cabine du ferry. Le regard de Barbie n’est plus absent, il est de retour dans ses yeux, dans ses mots. Alors Barbie peut désormais retrouver la magie d’un père presque perdu, dans les mains d’un prestidigitateur.
Et on transmet aussi à Barbie. D’abord un briquet en or, que sa sœur lui donne de la part de son père, avec lequel elle allume la cigarette que lui laisse son fils, normalement proscrite à l’hôpital. On lui donne aussi des indications, pour ne pas se perdre dans les rues écossaises, on lui donne un air d’actrice des années 1950, et un titre à apposer devant son nom propre, Lady Bichette, la dit Bichette, Bichette qui se dit, enfin. Alors, Barbie peut ainsi cultiver son mètre carré de jardin et faire « une chanson avec tout» plutôt que rien. Question de perspective. En chaussant ses lunettes à une branche (parce qu’on n’abandonne pas son incomplétude pour sortir de la dépression, on l’embrasse), Barbie s’écrie « Takakawe », mot cri pour «magnifique».
Ma vie, ma gueule de Sophie Fillières, le 18 septembre au cinéma