Mystick de l’anti-paroxystick

Critique | Eephus, Carson Lund, 2025

« Ça fait une heure qu’on regarde et j’y comprends toujours rien » constate un badaud dans le skate, face au spectacle d’un match de baseball amateur, par une froide matinée d’octobre nimbée d’un soleil bleuté. Cette incapacité à lire ce jeu de balle éminemment américain par le non-initié, qui laisse même sur la touche certains de ses propres enfants, fait de ce sport un anti-spectacle, un faux divertissement qui prend les allures d’un rituel mystique. Le baseball tel que le filme Carson Lund dans Eephus a alors plus à voir avec la commensalité religieuse (les joueurs et les quelques spectateurs présents passent leur temps à manger des snacks et à boire de la bière en canette) qu’avec l’effort guerrier des corps et la sublimation des gestes techniques (un des joueurs tombe en plein milieu de son sprint, un autre se prend les pieds dans sa batte…). 


Ultime rendez-vous dominical, messe du prolétariat masculin – un des joueurs en oublie d’aller au baptême de sa nièce-, de toutes générations, le match se fait chant du cygne de cette communauté d’hommes pour la plupart pas sportifs pour un sou – les radios des voitures et d’un poste portatif amené sur le banc de touche rapportent que le Soldiers’ Field va être transformé en école, laissant ces sportifs du dimanche sans terrain pour s’adonner à leur home run (entendre ici, fuire son foyer).

Carson Lund joue de la métaphore et du symbolisme du rêve américain en resserrant son film sur une journée et en un lieu, autour d’une unique partie de baseball, interminable. Comme une miniature de la fin de l’ère patriarcale dans laquelle les hommes abandonnent femmes et enfants pour se réunir entre eux, en tenue ultra-moulante. Lund ne tombe pas pour autant dans l’écueil d’un bourdonnement sourd qui insufflerait l’odeur d’un « c’était mieux avant » – certains joueurs décrivent la création de la future école comme un emmurement du terrain, un tombeau feu à ciel ouvert ; les enfants de l’un d’eux se demandent pourquoi ils perdent leur temps ainsi, comme si des adultes n’avaient pas « mieux à faire ». Lund fait le choix de délaisser le match, présent dans le hors-champ par les interjections sur le terrain, pour suivre les joueurs dans leurs moments d’attente (ce qu’est la plupart du temps le sport et en particulier le baseball), ou pour montrer les vas-et-vients de l’à-côté, pour jouer à rebour de la mise en scène grandiloquente et de la narration épique et idéologique pratiquées par exemple par l’un de ses collègues professionnels, le Super Bowl.

Car ce qui fait la force du film, c’est bien son culte de l’anti-paroxysme, cette attente du miracle qui n’adviendra jamais, cultivant la déception du regard. L’eephus, lancé ultra-maîtrisé qui lobe la balle et fait perdre la notion du temps au joueur, qui frappe « soit trop tôt, soit trop tard » ne sera jamais réussi, si ce n’est dans la trajectoire du film qui se finit soit trop tôt (l’anti-paroxysme laisse sur sa faim), soit trop tard (il fait nuit noire lorsque la partie touche enfin à sa fin). L’invisible, le hors-champ d’une balle que l’on perd  de vue, évaporée dans le ciel, devient alors le cœur normalisé du réel – un pseudo-début de film d’horreur dans la forêt au moment d’aller chercher une balle perdue se transforme en rencontre avec un petit garçon obèse qui tentait de s’allumer une clope en cachette. Le vrai miracle tient dans la lumière de cette journée d’hiver, et celle qu’on tente de maintenir coûte que coûte à l’aurore, en allumant les phares des voitures pour finir la partie – l’ultime partie – entre copains.

Eephus de Carson Lund, en salles le 01 janvier 2025