Critique | Demain on déménage (2004) | Événement Chantal Akerman
On pourrait tracer deux lignes directrices dans la filmographie de Chantal Akerman. Une première serait tracée par des films à la mise en scène dépouillée qui demandent parfois de se laisser apprivoiser : plans étirés, tantôt accompagnés d’une voix-off qui raconte une histoire parallèle, tantôt recouverts d’un silence ininterrompu ; personnages mutiques, désorientés, aliénés ou quelques fois simplement vivants, ni plus ni moins. Une seconde ligne serait constituée de films plus accueillants, colorés, exubérants, remplis d’humour et d’énergie, comédies romantiques espiègles. Ces deux lignes, pas strictement parallèles, se croisent parfois, se confondent totalement, se rapprochent timidement ou s’éloignent.
Tout embrouiller
Demain on déménage (2004) s’inscrirait plutôt dans la seconde ligne et semble faire office de cour de récréation où l’on peut s’amuser à explorer des exercices d’écriture, des astuces de mise en scène et une malice de jeu. Comme souvent, il sera ici question d’appartements – pas les appartements prison de Jeanne Dielman ou de Je, tu, il, elle, mais au contraire d’appartements dont on refuse qu’ils deviennent prison. Charlotte (Sylvie Testud) voit son duplex envahi par sa mère Catherine (Aurore Clément) qui débarque avec toutes ses affaires et les souvenirs de son mari. Rapidement, Charlotte n’est plus capable de se concentrer dans son travail et se rend à l’évidence : il faut déménager. S’ensuit donc une farandole improbable de potentiels acheteurs qui paraissent tous eux aussi envahir petit à petit la baraque, tandis que Charlotte cherche parallèlement un studio calme où s’installer.
De ce point de départ simple qui permet d’amener de nombreuses saynètes comiques (Bruno Podalydès repartira d’ailleurs du même motif en 2023 comme prétexte à son film à sketches Wahou !, assumant l’inspiration), Chantal Akerman construit cependant en filigrane plusieurs portraits qui, dès lors qu’on dépasse leur dimension strictement comique, s’avèrent profondément touchants. La déambulation et la logorrhée de chacun des personnages, d’abord drôles, révèlent en fait souvent une incapacité à se rencontrer vraiment, à pénétrer l’univers des autres : les dialogues semblent surtout la superposition de deux monologues, chacun – Charlotte la première – s’appliquant à n’entendre que ce qui résonne avec l’obsession du moment. Si l’on a déjà appliqué l’image du (quasi) parallélisme à la filmographie entière d’Akerman, on ne peut que constater à quel point cette figure paraît ici aussi appropriée : tout se passe toujours en même temps, sans jamais que la présence d’une discussion ou d’une réflexion vienne en empêcher une autre. Evidemment, à force de multiplier les interactions, tout finit par se mélanger. Dans une séquence chaotique de milieu de film (vampirisant plusieurs autres séquences qui viennent s’y intercaler), Charlotte fait visiter simultanément son appartement à quatre couples, leur fait du café, cherche des inspirations pour son roman, mène 4 conversations en parallèle qui se mêlent aux problèmes existentiels des visiteurs et à la température du café, ramasse le courrier, montre à quel point l’appartement est silencieux au milieu du vacarme des discussions et de la musique ; la mère de Charlotte fait des rêves érotiques et cuisine du poulet en enfumant la baraque, une femme se met à danser, une autre se confie, un mari veut partir, un autre accompagne Charlotte à une autre visite. Les couples s’en vont, reviennent, semblent être déjà chez eux ou ne pouvoir y être nulle part, se séparent, se rencontrent. Tout se confond.
Tout démêler ?
Au milieu de ces visites tumultueuses a lieu un contrepoint fascinant : cette fois-ci c’est Charlotte qui visite l’appartement qu’elle voudrait louer pour travailler. Bien qu’elle ne soit pas seule ici non plus, il n’y a cette fois qu’une autre visiteuse, Michèle (Elsa Zylberstein), et la séquence se fait bien moins désordonnée, plus courte aussi. Les deux femmes sont toutes les deux séduites par l’appartement et leur discussion révèle des besoins parfaitement complémentaires (la complémentarité est-elle un parallélisme ?) : là où Charlotte aurait besoin de l’appartement le matin pour pouvoir écrire au calme, Michèle rêve d’un endroit tranquille où fuir l’agitation l’après-midi. Les deux femmes s’accordent à louer l’appartement à deux mais Michèle y met une contrainte : celle de ne plus jamais se recroiser. «Je connais déjà tellement de monde» affirme-t-elle. Charlotte lui répond qu’elle comprend, que «trop c’est trop», est interloquée et sans doute un peu admirative de cette inconnue, personnage à la présence furtive qui réussit contrairement à elle à ne pas ajouter de la confusion aux lignes de sa vie en s’appliquant à ce qu’elles se rencontrent le moins possible.
Les lignes de Charlotte, quant à elle, ne cessent de se croiser, provoquant une sorte de gribouillis mental qui brouille la perception de ce qu’elle fait en permanence. Cherchant partout autour d’elle des inspirations pour son roman pornographique (jusqu’à avoir pour premier réflexe de sortir son carnet de notes quand elle voit un adolescent reluquer sa poitrine, le remettant à sa place seulement en seconde intention), elle note la moindre réplique équivoque sans se rendre compte que c’est en forçant l’érotisme partout qu’on le neutralise et qu’on ne le trouve plus nulle part. Ses notes finissent pas constituer une sorte de charabia que les autres personnages trouvent hilarant et qu’elle trouve triste. Il faudra attendre de pouvoir écrire au calme pour finalement être satisfaite d’elle – mais sans toutefois réussir à faire venir son inspiration de l’intérieur : ici aussi, ce qu’elle écrira sera construit par rapport à ce qu’elle entend du voisinage. Petit à petit, tout semble se démêler : Charlotte réussit à identifier le point de départ et d’arrivée de certaines de ses lignes (en faisant l’inventaire de la valise de son père ou en mobilisant les souvenirs de sa grand-mère), exprime clairement son besoin d’en séparer certaines autres (sa mère ne peut pas dormir dans son lit, elle ne peut pas travailler au milieu du boucan). Les couples se séparent enfin pour mieux tomber amoureux, chacun finit par habiter l’espace qu’il a besoin avec l’entourage qu’il lui faut ; et pour couronner le tout, Charlotte réajuste son rapport à l’écoute des autres, à sa créativité et à son érotisme : parfois c’est aussi simple que « queue, couille, bite».
Demain on déménage de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 23 octobre 2024