Critique | La Chambre et Hôtel Monterey (1972) | Événement Chantal Akerman
Chantal Akerman est entrée dans le cinéma en faisant tout exploser. Boum ! Saute ma ville, allume le gaz, fait disjoncter la cuisine, l’INSAS et tout Bruxelles avec. Une explosion initiale aussitôt troquée contre du mouvement – rien que du mouvement, toujours en mouvement.
Mouvement transatlantique, d’abord. Au début des années 1970, Akerman quitte sa Belgique natale pour rejoindre New York, ses buildings et ses cinémas porno, où elle travaille un temps au guichet. Elle rencontre Babette Mangolte (la cheffe opératrice de ses premiers films, et notamment de celui qu’on ne présente plus, Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce 1080 Bruxelles) et découvre les œuvres de Jonas Mekas, Andy Warhol et Michael Snow. Contexte effervescent et mouvementé qui est à l’origine de La Chambre et Hôtel Monterey.
Avec la Région centrale de Michael Snow, Akerman apprend qu’on peut faire un récit sans paroles, que le mouvement, c’est la narration. Dans une chambre, à New York, la caméra se balance d’un côté jusqu’à l’autre, devant une jeune Chantal qui, successivement, dort, nous regarde et croque dans une pomme. Dans un hôtel de Manhattan, la caméra traverse un lobby suranné, emprunte un ascenseur sans liftier, atterrit dans plusieurs chambres puis se balade dans des couloirs, pour enfin s’élever vers le ciel et ses buildings. De gauche à droite, de bas en haut : mouvement horizontal de La Chambre, mouvement vertical de l’Hôtel Monterey ; et tout cela, dans un silence profond, solitaire et texturé. Par manque de budget peut-être, mais surtout pour ne pas détourner le regard de l’essentiel : le mouvement.
L’œil d’Akerman a quitté la cuisine pour visiter des chambres à coucher, s’y installer et y vivre le temps d’un film. L’hôtel, c’est une multiplication de lieux à soi. Pas pour y faire l’amour – les chambres new-yorkaises d’Akerman sont exemptes de toute perversion, passion ou adultères – mais pour regarder le vide et sa solitude. Visiter les étages de l’Hôtel Monterey, décevoir sa pulsion scopique, mais rencontrer la quiétude d’une femme enceinte, rêveuse, qui semble s’être échappée d’une toile de Vermeer, ou l’attente au bord du gouffre de l’homme au nœud papillon. Les cadrages picturaux et leur montage donnent vie à ces espèces d’espaces. Akerman-l’actrice et les anonymes de l’Hôtel Monterey existent autant que les décors qui les accueillent. La chambre inoccupée est filmée frontalement et sans artifice, portant sourdement en elle les échos des paroles, des larmes et des baisers de tous les clients qui l’ont habitée. De même pour cette porte vivotant dans un couloir désert des hauteurs de l’hôtel. Sans doute le climax du film, tant le mouvement solitaire et silencieux de cette simple porte, poussée par le vent au milieu de cet espace figé, parvient à susciter une troublante émotion.
La Chambre et Hôtel Monterey sont des films doublement faits d’absence et de présence. Dans cette mise en scène de l’éphémère, Akerman capte le passage furtif de vies anonymes, tout comme l’intimité d’une jeune fille née à la fin des années 1960, Akerman elle-même. Posée comme une odalisque, Chantal-l’actrice nous fixe tout en mangeant une pomme. Un regard transgressif qui s’amuse à briser les conventions du cinéma (un regard caméra dans un film dépourvu d’intrigue, narrant seulement le mouvement) tout en soulignant le paradoxe de cette expérience organique et transitoire : la pomme, une fois avalée, disparaît, mais existe à nouveau, immortalisée, à chaque fois que le film est revu. De même pour l’Hôtel Monterey, aujourd’hui mort, mais vivant dans le cinéma de Chantal Akerman.
La Chambre / Hôtel Monterey de Chantal Akerman, DVD Capricci