Critique | La Bête, Bertrand Bonello, 2024
C’est un film contre lequel il faut se battre ; une séance à laquelle on assiste comme on monterait sur un ring de boxe. Un film dans lequel il faut croire lorsqu’on s’y lance, malgré le fait qu’on connaisse déjà la nouvelle (La Bête dans la jungle de Henry James), malgré le fait qu’on en ait déjà vu une adaptation au cinéma récemment (La Bête dans la jungle de Patric Chiha), malgré le fait qu’on sache déjà la nature de la chose (La Bête, c’est l’amour). Une histoire vieille comme le monde, un garçon rencontre une fille (encore, toujours) revisité nous dit-on encore, toujours, sur trois temporalités distinctes. 1910, 2014, 2044. Il faut monter sur le ring et croire d’office à tout cela. Ce sont déjà beaucoup d’efforts que nous demandent le film avant même qu’il commence ; et puis après, il faudra encore accepter la prévisibilité du plan du film (thèse, antithèse, synthèse ; comme à l’école depuis toujours, la nuit des temps). Et dans de telles dispositions, nous aussi on avait peur.
Mais lorsque le film commence, la crainte du cauchemar s’éloigne, s’évapore.. C’est vert ; un fond vert. Puis Léa Seydoux apparaît. Qui voit-on ? L’actrice ou son personnage ? Une voix off (le réalisateur ?) lui donne des indications de jeu : elle a peur, une bête rôde, elle s’empare d’un couteau, la voit ; elle crie. La caméra n’aura de cesse de s’approcher d’elle, de son visage, d’essayer (en vain) d’en pénétrer l’intériorité, d’en saisir la nature. Mais elle est capable de tout Léa Seydoux, c’est ce qui fait d’elle une grande actrice. Fruit d’une œuvre autant que d’une image publique, son jeu est épais comme le brouillard ; du regard au sourire, tout le visage et même sa posture, sont insondables. Capable de tout disions-nous, même du jeu le plus élémentaire ; son léger sourire figé sur un visage impassible de poupée — l’image la plus terrifiante qu’ait produit le cinéma français depuis quantité d’années. Mais quand a-t-elle commencé à jouer Gabrielle ?
2044. Gabrielle se meurt dans un travail ennuyeux. Pour accéder à un travail « digne », il lui est demandé de se purger de ses émotions et affects en replongeant dans ses vies passées. Elle était la femme d’un marchand de poupées pour enfant au siècle passé (1910), une actrice en devenir lors de notre précédente décennie (2014). Mais ce qu’elle finira par trouver dans ses expériences antérieures, c’est l’amour ; c’est Louis (George MacKay). Un amour si évident, si dévorant qu’il n’est jamais question de tout abandonner pour lui ; cela ne leur viendrait pas à l’idée — ou alors ils en avaient peur. C’est elle dans sa première vie, qui avait tout à perdre : un mari, une situation — elle était une bourgeoise confortablement dominée par la guerre des sexes. C’est lui qui en a eu peur, ensuite, car à son tour, il avait tout à perdre : sa représentation bien huilée du monde, celle qui lui permet d’avoir confiance en lui, des privilèges — il était un incel, cette forme moderne de la maladie d’amour qui touche les hommes, et les conforte autant qu’elle neutralise la pleine puissance des plus beaux sentiments.
Si la seconde partie du film dédiée à l’étude de l’incel est aussi passionnante, c’est tout d’abord pour sa parfaite disposition, en venant juste après une première qui lui sert à mettre en place les jalons et motifs (la voyante, les poupées, la bête s’approche) qui viendront hanter Gabrielle ensuite. Cette maison californienne, on l’a déjà vue. On pense à Lynch (Lost Highway ?), puis à la scène inaugurale du film. Et quand on est plongés au beau milieu du film, noyés dans la densité et incapables de respirer… La Bête se déploie enfin. Elle harcèle Gabrielle, littéralement par l’intermédiaire de cette version masculiniste de Louis ; par le montage aussi. L’une des scènes les plus fortes du film survient lorsque l’homme, qui s’est introduit chez elle, tente d’entrer dans sa chambre dans laquelle elle vient de s’enfermer. Elle sait, imagine ou espère, elle, que c’est l’amour (impossible) qui attend violemment de l’autre côté de la porte ; elle aimerait l’ouvrir… Mais par une répétition du geste au montage, Gabrielle ouvre la porte une, deux, trois, quatre fois, jouant avec les nerfs (les espoirs) du spectateur qui veut y croire, et auquel on rappelle, on assène une, deux, trois, quatre fois que non nous ne savons plus aimer, et que oui son seul horizon à elle, point virgule, c’est bien de mourir sous ses mains, sous les cris.
Un cri. Bien sûr que Léa Seydoux sait crier. Elle crie lorsque l’horreur de la tragédie se referme malignement sur elle à la fin, comme nous l’attendions. Cri d’horreur, de désillusion. Laura Palmer. Assez étrangement, La Bête est traversée par des motifs qui n’ont rien d’original ; des secondes versions, des seconde fois. La boîte de nuit comme nouveau temple de l’intemporalité (une idée déjà datée qui faisait le dispositif du film de Chiha), un cri lynchéen, un second acteur choisi pour incarner Louis, avec une seconde fois, un fort accent qui prononce son décalage par rapport au monde. Ce qui nous fait peur dit le film, c’est qu’en perdant nos sentiments, il n’y aura plus rien de neuf à raconter. Et donc à peine de quoi vivre. Sa Bête ce n’est plus l’amour, mais la peur de son extinction.
La Bête de Bertrand Bonello, sortie le 7 février 2024