Sédition musicale

Critique | Golden Eighties (1986) | Événement Chantal Akerman

Nous les vendeuses, nous attendons les clients.
On peut nous voir à travers nos vitrines, ou devant les portes de nos boutiques.
Le sourire, c’est notre travail principal.
À force de sourire on a mal.
Chantal Akerman, écrit de travail pour Golden Eighties

Un carrelage brillant, plutôt luxueux, et des passages de jambes de femmes entrant et sortant de toute part du cadre. Puis une femme embrasse langoureusement un homme en ayant ses mains qui agrippent le cou de ce dernier, puis elle se déplace et la caméra aussi, et elle embrasse un autre homme. Silence de théâtre, et quelques héroïnes comme d’un chœur de tragédie. Mais laquelle ? Celle des sentiments amoureux. Ou plus précisément celle des femmes dans un monde capitaliste et hétérosexuel – celui-là même qu’Hollywood et ses comédies musicales ont promu depuis de trop nombreuses décennies.

Les histoires de marchés, de commerces, de bourses et d’argent sont des histoires du virilisme libéral. Mais lorsqu’elles empiètent le terrain des relations et des sentiments, elles saccagent les confiances et l’égalité des rapports. On ne devrait pas calculer l’amour, ni lui chercher de rentabilité. Toutefois, le capitalisme et le consumérisme ont bien tenté l’arnaque ; et Akerman le démontre en chansons. Car tous les codes de la comédie musicale américaine sont là, et tous les codes de la société consumériste et productiviste américaine (et de ses centres commerciaux) aussi.

« Il ne te respectera pas. » On avertit les amies, on fait de notre mieux pour éviter qu’elles tombent entre les griffes d’un irrespectueux goujat. La sororité du salon de coiffure fait que leurs propos sont toujours scindés, histoire de formuler toutes ensembles les paroles chantées ou non, histoire de ne faire qu’une, un vrai chœur pour s’épauler. Car l’entraide est reine. Mais l’omniprésence des rapports de force patriarcaux fait que tous les rebondissements narratifs viennent de ces derniers (ils trompent, ils jouent, ils font des affaires, jamais ils ne laissent leurs sentiments (sauf pour des désirs de possessivité, des passions objectifiantes) devancer leurs orgueils, freinant donc la possibilité d’une idéaliste et américanisée comédie musicale). « Les hommes sont tous des salauds ! »

« Tu as vu celle-là ? Tu as vu celle-ci ? » Les hommes matent sans retenue les coiffeuses, comme ça, en passant. « Et en plus je ne peux rien décider sans mon mari ! » crie l’une des clientes. Dans le film, les femmes attendent les hommes, passivement et pleines d’illusions. Et lorsque leur rêve de couple peut s’ouvrir, elles sont utilisées à des calculs intéressés. Car le cinéma américain a totalement détraqué la réalité des relations. Il a accru les rapports de force et il a profité de son biais propagandiste pour en réaliser des profits. Ce que Akerman montre des femmes, c’est leur soumission subie d’un rêve relationnel. Ce que le film expose, c’est l’omniprésence d’un rêve américain pervers, trompeur et vain.

Alors contre le capitalisme et le patriarcat, rien de mieux qu’une petite sédition musicale. Car à l’image de Seyrig et de Berry (Jeanne et Ely dans le film), les anciens amours se retrouvent au cinéma, ces histoires-là ne sont possibles qu’au cinéma.

« – Pour les Américains y’a du profit, pour nous les déficits.
– C’est avant tout une question de publicité.
»

Il y a les affiches d’Opération Green Ice, de Gun Crazy et de Batman, l’omniprésence des marques comme Coca-Cola (et qui touche même les enfants : « j’veux un Coca ! ») C’est la loi du marché contre les femmes. La crise contre les femmes. L’argent contre les femmes. Golden Eighties, c’est finalement le capitalisme contre les femmes. La crise du capitalisme patriarcal.

« Des crises y’en a toujours eu, y’en aura encore, le tout c’est de tenir, les plus forts tiendront, les plus faibles tomberont, j’y peux rien, c’est la loi de la nature, d’ailleurs j’agrandirai encore et encore, je ne m’arrêterai jamais, parce que ce qui compte c’est la surface, l’expansion, et si je pouvais acheter toute cette foutue galerie, je l’achèterais, et il faut se préparer pour les temps meilleurs et tenir, tenir, et un jour on se réveillera, les années sombres seront finies, et de toute façon des robes, les femmes en mettront toujours, on n’a jamais vu des femmes aller toute nue dans la rue, non ? »

Car dans le fin fond, de ces histoires de sentiments, toujours à la fin les femmes redeviendront des ménagères et des acheteuses potentielles. La société consumériste a su rendre les hommes vendeurs et les femmes victimes. Elle a su rendre les hommes intéressés et les femmes utilisées. Toute l’horreur de la situation sociétale se trouve dans ce rapport genré au marché, et toute la société en est biaisée jusque dans son intime, ses couples, ses ménages, ses foyers, ses sentiments. Akerman a une caméra comme un pavé. Hollywood a une industrie comme des t-shirts.

La dernière réplique du film est une analogie masculine et capitaliste de l’amour : « C’est comme les robes. Tu aimes une robe et tu crois que tu dois l’avoir. Mais peut-être qu’elle est trop chère. Ou bien elle est belle mais mal faite. Ou bien elle est bien faite, et pas trop chère, et merveilleuse en plus, mais, elle ne te va pas, pas du tout. Alors il faut bien que tu t’en achètes une autre, après tout, tu ne peux pas courir toute nue dans la rue. Si les gens sortaient tout nus, on ne ferait plus d’affaires. » Et voilà, les vendeurs d’amour sont des boutiquiers comme les autres, et le commerce des sentiments a un nom. Il s’appelle Hollywood.

Golden Eighties de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 25 septembre 2024