Critique de A Brighter Summer Day (1991) | Evénement Edward Yang
De la filmographie d’Edward Yang, A Brighter Summer Day est son plus grand voyage. D’une durée de quatre heures sans entracte, fresque historique sur les années 1960 à Taipei durant le régime autoritaire du Kuomintang, le film ne peut que s’envisager sous l’angle d’une expérience du monumental. Percevoir une telle densité d’images est une expérience difficile, l’organisme même est mis à rude épreuve : le film est considérable, le cerveau encaisse les séquences, le corps s’engourdit dans le siège. Comme le disait le poète Roger Gilbert-Lecomte, « Regarder à se crever les yeux, à éclater le crâne », et sortir de cette journée d’été plus lumineuse avec le même sentiment qu’à la sortie d’un rêve, d’un retour à la réalité.
Le voyage est lancé. Les lumières de la salle s’éteignent à peine, qu’une autre s’allume sur l’écran. Aucune image préliminaire n’aura été aussi signifiante concernant la note d’intention symbolique d’un film : écran noir, une main allume une ampoule dénudée face à un mur écarlate, un film d’Edward Yang, fondu au rouge, et enfin le titre annonçant l’espoir d’une belle clarté. Un film pour combler un trou de l’Histoire, révéler une époque, cartographier un peuple en souffrance. Chez Edward Yang, le film historique ne fait pas dans le didactisme : Été 1959, Septembre 1960 et quelques cartons qui émaillent le générique d’ouverture sont les seuls indicateurs temporels offerts au spectateur. Pour le reste, tout est à l’image et au son, il suffit de laisser l’œil et l’oreille se promener dans les plans larges. Il n’est pas non plus question d’une reconstitution précise et hyper réaliste, mais d’une perception qui pénètre un tissu de mémoire, celui d’un cinéaste qui revient sur un fait divers s’étant déroulé durant son enfance.
De cette affaire du jeune meurtrier de la rue Guling (premier titre du film, qui reprenait celui des journaux de l’époque), Edward Yang déroule tout un labyrinthe de genres et d’atmosphères. Le film est centré sur deux gangs rivaux d’adolescents désargentés que sont les 217 et les Little Park. Entre deux affrontements, ils enregistrent et chantent des chansons de rock, exemplairement Elvis Presley, cette star venue d’un autre continent. Au cœur de cette tempête juvénile, une romance amoureuse naissante entre Si’r et Ming. Comme toile de fond, le gouvernement chinois du Kuomintang exilé à Taïwan fait régner une loi martiale sur toute l’île. Mais ici, le labyrinthe ne sera pas celui de The Terrorizers (1986), A Brighter Summer Day est un film fleuve, où la rigueur de la mise en scène et du montage éclaire chaque nouvelle séquence au fur et à mesure du voyage : une chanson romantique de Rosie and the Original résonne sur une scène de flirt, une rixe au sabre entre les bandes rivales enluminée de lumière nocturne annonce la Terreur Blanche des nuits suivantes. Ces séquences de tortures font un sublime parallèle cinématographique avec les Etats-Unis, terre d’émancipation de cinéma pour Edward Yang : la lumière zénithale qui occulte le regard du père torturé est à rapprocher de celle de l’ouverture du Parrain (1972), et de toute la filmographie du chef opérateur Gordon Willis, surnommé « Le Prince des Ténèbres ».
A Brighter Summer Day est la parfaite entrée dans le cinéma d’Edward Yang, tant elle offre la clé de compréhension pour ses films passés et futurs. Mettre en scène les nuits de Taipei sous les couvre-feux de la loi martiale du Kuomintang relève de la même provocation que les séquences urbaines nocturnes dans Taipei Story (1985, une année où la loi martiale est toujours en vigueur). Toutes les fractures sociétales engendrées par la cohabitation des familles chinoises exilées et des taïwanais natifs seront les mêmes trente ans plus tard que celles qui se jouent entre l’Occident et l’Orient dans Mahjong (1996). Les sessions de photos de classe, de famille, les romances adolescentes, et le surgissement d’une violence meurtrière annoncent celles qui se déroulent dans le contemporain de Yi Yi (2000). Le grand voyage est donc passé, il ne reste que des souvenirs. Un enfant qui chante de sa voix d’ange Why de Frankie Avalon, un poste radio cassé qui se met miraculeusement à marcher, deux adolescents discutant sous un arbre en plein jour. C’est l’été là, c’est sûr.