Édito | Événement Edward Yang
À l’hiver 2022, nous avions consigné une rencontre dans notre neuvième numéro, L’ivresse. « Celle que nous avons faite récemment avec le cinéma taïwanais » comme l’écrivait Bastien Babi, une rencontre qui contenait quelques poussières dans le vent, à propos des premiers films de Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang et Tsai Ming-Liang. Un texte de première fois, comme un premier état des lieux, avec cette idée que nous étions bien loin d’avoir fait le tour de ce qu’on a appelé dans les années 1980 la Nouvelle Vague Taïwanaise. Et qu’en réalité, cela ne faisait que commencer.
A l’été 2025, ce sont trois évènements qui nous ramènent au cinéma d’Edward Yang :
1- la ressortie en salles de ses trois derniers films en copies restaurées par Carlotta, Confusion chez Confucius et Mahjong ( le 16 juillet, jusqu’alors inédits en France), suivi de Yi Yi (le 6 août) ;
2- une rétrospective intégrale au FEMA de la Rochelle puis à la Cinémathèque Française en juillet dernier ;
3- la réimpression de la monographie de Jean-Michel Frodon, Le cinéma d’Edward Yang, épuisée depuis sa première édition de 2010 (et qui s’inscrivait déjà dans le cadre d’une première rétrospective de l’oeuvre de Yang en France à la Cinémathèque).
Cette actualité nous a donné l’envie de retourner à Taïwan, mais cette fois plus précisément sur l’œuvre du cinéaste qui a profondément transcendé notre rapport au cinéma contemporain : par les réminiscences de ses inventions formelles que l’on retrouve chez certains cinéastes en activité et chéris de la rédaction, ou plus simplement par son exigence de la durée, imposée par toute réflexion sérieuse sur le réel, en parfaite descendance d’Antonioni.
« Dis moi toi, ce que t’inspires la beauté du jour »
Dans les dernières répliques du dernier film d’Edward Yang, Yi Yi (2000), le petit Yang Yang lit à l’enterrement de sa grand-mère une lettre, quelques mots pour lui dire au revoir. Il s’excuse d’abord, de ne pas avoir trouvé de choses à lui raconter quand cette dernière était au seuil de la mort. Il lui dit ensuite : « Tu sais ce que je veux faire quand je serai grand ? Je veux raconter aux gens des choses qu’ils ne savent pas. Leur montrer des choses qu’ils n’ont jamais vues. » Ces quelques simples confessions, prononcées par un enfant de huit ans, portent le film et tout le cinéma d’Edward Yang vers cette perspective : quelque part à Taïwan, entre 1982 et 2000, un pan entier de l’Humanité a été capté par un cinéaste. Ce ne sont pas simplement des images, des personnages ou des histoires qui sont racontés : ce sont des existences entières peuplées de souvenirs, des fragments de mémoires qui surgissent le temps d’un plan, d’une réplique, d’un geste. C’est une étreinte de mains échangée entre Marthe et Luen-Luen (Mahjong), des fillettes qui embêtent Yang Yang durant la photo de mariage dans Yi Yi, une cigarette échangée au bord d’une piscine à la nuit tombée entre Molly et Qiqi dans Confusion chez Confucius. C’est un premier film, Ce jour-là sur la plage (1992), un jeu de narration autour de la mémoire, The Terrorizers (1986), qui, comme l’écrit Nicolas Moreno, traite sous le mode du puzzle de « sept ou huit existences disséminées dans deux heures de vie montée en film… ». Et c’est surtout, A Brighter Summer Day (1991), unique incursion officielle du cinéaste dans la grande Histoire de Taïwan, les années 1960 de la Terreure Blanche, un « récit qui raconte l’histoire d’un homme hanté par un souvenir d’enfance » comme pouvait le dire le cinéaste ultime du souvenir Chris Marker, dans son chef d’oeuvre La Jetée (1962).
En sept films et un court métrage, le cinéaste a cartographié les mutations d’une population urbaine, celle d’un Taïwan sortant de la loi martiale en 1987, et qui embrasse une pleine ouverture au reste du monde. Ce cinéma est intrinsèque à une quête d’appropriation de l’île, de légitimité envers sa propre identité ; les blessures du XXe siècle et d’une immigration chinoise complexe sont encore vives, loin d’être cicatrisées. Yang affirme à chaque film la preuve qu’il est un enfant de Taïwan, malgré l’origine continentale de ses parents qui ont émigré en même temps que le Kuomintang. « C’est qu’à ce moment, quatre ans après la mort du dictateur Chiang Kai-chek (1975), la jeunesse taïwanaise a elle aussi le sentiment d’être à l’aube de grands bouleversements » écrit Jean-Michel Frodon dans Le Cinéma d’Edward Yang (p.28) : filmer la ville devient alors un double geste révolutionnaire, à la fois dans sa volonté d’en finir avec le cinéma taïwanais officiel (parodié dans A Brighter Summer Day), mais aussi de regarder en face l’Histoire tourmentée d’une île. « Taipei connaît ses histoires que son Histoire ignore » écrit Zoé Lhuillier à propos de Taipei Story, et c’est peut-être là la grande différence entre cette nouvelle vague et les précédentes. Le contemporain s’envisage pleinement dans une rupture à un passé traditionnel, mais sans l’effacer, en la révélant à une nouvelle vérité.
« Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite »
La tragédie de cette captation urbaine déployée sur vingt ans, c’est de ressentir ce déjà-là américain capitaliste et dévorant : les États-Unis s’emparent de toutes les habitudes de consommation, des cigarettes Marlboros de Taipei Story (1984) que fument les personnages aux McDonalds dans Yi Yi. « Toute la filmographie de Yang le pressentait : on ne freine pas le capitalisme, les États-Unis ont gagné » écrit Aliosha Costes dans sa critique de Mahjong. Ce soft power américain est affiché par Yang comme une nouvelle variation de néocolonialisme, toute aussi indécente que les nombreuses occupations qu’a subi l’île dans son passé. Le parcours très cosmopolite d’Edward Yang lui a acéré le regard qu’il porte sur ces nouveaux paradigmes économiques et sociaux : il a étudié l’informatique en Floride puis travaillé sept ans à Seattle avant de revenir en 1980 à Taipei, affirmant alors que c’est aux États-Unis qu’il se rapproche du cinéma. Sa découverte d’Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog le bouleverse, au point de penser qu’il n’est plus le même homme en sortant de la salle.
Taipei, ville matricielle. Toile de fond à la fois plastique et perpétuelle, elle n’est pourtant jamais la même chez Edward Yang : froide et anxiogène dans Taipei Story, complètement rongée par l’impérialisme américain dans Mahjong dix ans plus tard. Elle se fait personnage à part entière et souvent nocturne, en provocation au couvre-feu des années de la Terreur Blanche. La nuit illuminée de néons d’une devanture FUJIFILM comme nouvelle liberté de cinéma. Le cinéma de Yang s’envisage alors comme une ouverture, une étreinte dans laquelle le regard peut se perdre, avec à chaque plan cette certitude que ce monde existe bien au-delà du cadre. Yang travaille Taipei et ses habitants dans une antithèse formelle totale à ce que réalisera Wong Kar-Wai1 avec Hong Kong dans les mêmes décennies : face au montage cassant et aux mouvements de caméras virtuoses de WKW, Yang travaille un temps long, une rigueur de cadre et un montage elliptique calme, plus proche d’un Renoir. Et pourtant, dans le cas de WKW aussi, l’influence de Yang est immense. Les néons nocturnes de Taipei Story et les amours croisés et ratés de Terrorizers sont de proches cousins que ceux de Happy Together et Chungking Express.
« Je veux de ces fragments étayer mes ruines »
Dans l’entretien que nous accorde Thierry de Peretti sur cette courte mais très dense filmographie, deux phrases marquent une évidence : « Son cinéma est majeur pour beaucoup de cinéastes. On se rend compte que la dette est énorme. » Le mot semble presque faible tant ses films ont ouvert l’imaginaire des cinéastes du XXIème siècle : il a autorisé Apichatpong Weerasethakul à dormir devant des films, le chant d’Annkrist qui ouvre Les Gangs du bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche (2023) possède la même hypnose tranquille et mélancolique de certaines séquences musicales chez Yang, tout autant que les jeux de pistes entre le contemporain et l’Histoire dans Grand Tour de Miguel Gomes (2024) sont des reflets directs à son cinéma.
Mais la plus proche filiation reste celle d’À son image2, tant les mots de Ferrari résonnent avec ceux Yi Yi : les photos d’Antonia qui, « dans leur innocence impitoyable, disent la même chose, des hommes ont vécu, mais désormais, la mort est passée » (p.217), sont les mêmes que celles du petit Yang Yang, quand ce dernier photographie la nuque des gens, dans l’unique et simple but de leur révéler ce qui leur est inaccessible. Cette phrase transforme des mots imprimés sur le papier en une voix off inédite chez de Peretti, qui trouve par là sa pleine puissance romanesque à laquelle prétendait son œuvre, dans une forme à la fois classique et épurée. C’est à cela que l’on devine la grandeur d’une phrase (de cinéma) : on y revient sans cesse par des chemins de traverse depuis maintenant deux ans, et toujours avec la sensation d’une ampleur terrassante que l’on n’arrive pas à domestiquer.
Alors, qu’est ce qui a changé à Tsounami, entre la première rencontre et aujourd’hui ? Nous avons beaucoup vu, beaucoup écrit, regardé beaucoup de films, et depuis cette première découverte en 2022, nous avons publié sept autres numéros, ce qui n’est en réalité pas grand chose. Mais de cette première ivresse d’hiver, nous nous sommes enivrés durablement (pour l’éternité), et c’est l’esprit et le cœur ouverts que nous proposons à travers ce dossier de rendre vos journées d’été plus lumineuses avec les films d’Edward Yang. Selon l’oncle de Pangzi dans Yi Yi, voir des films « nous donne deux fois plus que ce qu’on vit chaque jour. » Il dit aussi plus loin qu’il « n’y a pas un nuage, pas un arbre qui ne soit pas beau. Alors, il faut l’être soi-même ». Edward Yang nous apprend à voir et à vivre, et c’est là son plus bel héritage.