Arnaud et Jean-Marie Larrieu : « On a toujours aimé rentrer dans l’image de la carte postale »

Entretien autour du Roman de Jim et de l’ensemble de leur filmographie

Fin du festival de Cannes, eurêka : les émissaires de Tsounami sur la Croisette rentrent émerveillés par Le Roman de Jim qu’ils ont découvert en sélection officielle, avec dans leurs valises deux passionnantes rencontres avec les interprètes principaux, Laetitia Dosch et Karim Leklou, publiées dans Tsounami 14 : Papa Maman. Trois ans après un Tralala devenu objet de débats et de désaccords à la rédaction, on replonge alors dans leur filmographie, on tente d’éclairer ce qu’on y avait déjà vu et ce qu’on y découvre. Des récurrences, des phrases, des images sautent aux yeux : parlons-en avec eux ! Une scène, notamment, glanée dans leur premier long-métrage, Fin d’Été, une séquence en voiture entre les deux personnages principaux : Edouard, qui est au chômage, et Diana, étudiante, journaliste, de passage dans la région. Cette dernière cite une phrase, que nous avions choisie comme point de départ de notre échange avec les frères réalisateurs, qui rebondissent spontanément dessus. L’échange est lancé, et parcourera toute leur filmographie commune…

Filmographie :

1999 : Fin d’été

2001 : La Brèche de Roland (moyen-métrage)

2003 : Un homme, un vrai

2005 : Peindre ou faire l’amour

2008 : Le Voyage aux Pyrénées

2009 : Les Derniers Jours du monde (adapté des romans Les Derniers Jours du Monde et Amour Noir de Dominique Noguez)

2013 : L’amour est un crime parfait (adapté du roman Incidences de Philippe Dijan)

2015 : Vingt et une nuits avec Pattie

2021 : Tralala

2024 : Le Roman de Jim (adapté du roman Le Roman de Jim de Pierric Bailly)

Tsounami : Je voulais commencer par une phrase que cite Diana, un personnage de votre premier long-métrage, Fin d’Été, dès le début du film : « Pour qu’on nous voit, nous nous sommes masqués le visage, pour qu’on nous donne un nom, nous avons pris l’anonymat, pour avoir un avenir, nous avons mis notre présent en jeu et pour vivre, nous sommes morts ». Elle commente en disant : « C’est pas une histoire »…

Jean-Marie : …Phrase du célèbre sous-commandant Marcos ! Dont on « recevait » la parole dans les années 90. Et oui, ce n’est pas une histoire, c’est quelqu’un qui existe, qui est dans le Chiapas, je ne sais pas où il en est d’ailleurs, ça fait un moment qu’on en parle plus trop de Marcos…

Arnaud : C’était ça l’idée de tout le trajet en voiture, elle est journaliste et lui, on va découvrir qu’il est plutôt au chômage…

Jean-Marie : Et qu’il est flippé, plutôt romantique et un peu perdu.

T : J’ai l’impression que dans cette phrase, il y avait quelque chose d’un peu programmatique sur votre filmographie, qui culmine avec le « Ne soyez pas vous-même » de Tralala, et aussi un peu dans Le Roman de Jim. Justement, comment est-ce que cette question-là a traversé votre travail? Est-ce une ligne directrice dans votre façon de raconter les histoires ?

JM : On n’a pas été jusque-là, à l’époque on pensait plutôt aux figures, aux théories. Pour nous, Fin d’Été était un film sur la forêt, sur les gens qui vivent dans la forêt ; et il y avait une sorte de résistance, oui, même de quasi-revendication politique au sens très large. Donc Marcos était une des grandes figures de ça, du pourquoi des mouvements allaient se situer, se créer dans les forêts.

A : Ce qu’on aimait, c’est que ce soit elle [Diana] qui en parle, et que ce soit elle qui ne comprenne rien aux gens qu’elle va rencontrer. Alors que lui, il lui parle de la différence d’altitude entre le champ du grillon et celui de la cigale, il est impliqué très intimement avec ce coin de forêt. Et ça, c’est une large thématique de nos films. L’étranger qui arrive dans un endroit avec des discours, des points de vue et rencontre la réalité des endroits, ne serait-ce que la réalité géographique. La Brèche de Roland, c’est pareil, il [le protagoniste joué par Mathieu Amalric] raconte à sa famille pourquoi il les amène là, il parle des troncs d’arbres de Napoléon, alors que la famille est juste en train d’exploser.

T : Et une façon de les filmer très naturaliste…

A : On aime bien quand les personnages arrivent dans les endroits avec des discours ou des aprioris. Ce qu’on voit moins dans Le Roman de Jim d’ailleurs, parce que ce sont des locaux.

JM : Il y a un film qui faisait un peu cet effet d’ailleurs, La campagne Cicéron de Jacques Davila. Il y a une sorte de ministre, enfin, il n’est pas ministre, mais il est délégué culturel, c’est Jacques Bonnaffé. Et qui n’arrête pas, qui dit « je reviens du Liban », qui cite René Char a tout bout de champ, on voit des cyprès dans le film… On s’est toujours reconnus là-dedans ; des gens qui arrivent complètement parachutés dans un territoire. Je dirais que c’est plutôt ça. Après, la phrase que tu citais, ça c’est… le lyrisme et la rhétorique de ce genre de phrase, des paroles qu’ont ces personnages.

T : Quand on pense « ne soyez même pas vous-même », on pense aussi : acteurs, direction d’acteurs, quelle était vraiment votre relation à eux et particulièrement à ceux qu’on dirait fétiches ? Je pense à Mathieu Amalric, Karine Viard, Sergi Lopez et peut-être plus récemment Bertrand Belin ?

JM : D’abord on est à la fois fidèles à certains acteurs et on aime bien les rencontres. Effectivement, il y a ceux avec qui on a travaillé plusieurs fois, ce qui est toujours intéressant. Il peut y avoir une rencontre, puis ensuite on peut penser à quelqu’un qu’on aime bien tous les deux.

A : Mathieu Amalric, on l’a rencontré sur la Brèche [de Roland, ndlr], un peu par hasard d’ailleurs. Il était allé voir Fin d’Été, on l’a rencontré à la sortie de la projection, et alors qu’on avait du mal à trouver le garçon de La Brèche, il nous dit justement, « j’aimerais faire quelque chose avec vous »… La rencontre avec Mathieu donne l’idée d’Un Homme, un Vrai qui est vraiment écrit pour lui, alors que dans tous les autres cas, ce n’était pas Mathieu qui était prévu.

T : Pour Tralala par exemple, c’était Philippe Katerine il me semble…

JM : Oui. Pour les Derniers Jours du Monde, on avait pensé à Daniel Auteuil, c’est intéressant d’écrire pour un acteur rencontré sur un autre projet [Peindre ou faire l’amour en 2005, ndlr]. Enfin ce qui était intéressant dans le fait de travailler plusieurs fois avec Mathieu, et dans le fait de lui donner des rôles qu’on avait écrit dans une autre démarche : c’était une surprise pour lui comme pour nous. Donc on se questionne et on s’inquiète de savoir si ça va le faire, comme si ce n’était que des premières fois. Et c’est pour ça que ça a fonctionné sur quatre films.

On a démarré le cinéma et la photo en étant très liés au paysage. Puis il y avait des gens dans les photos et dans les films qui mettaient en valeur les paysages. On avait vraiment peur des acteurs, que le théâtre vienne voler le paysage. Mathieu [Amalric] a été important, parce qu’il ne se définissait pas comme un acteur, c’était un peu le « camarade qui y va à ta place », sauf qu’il est très bon… C’est lui qui a ouvert la brèche, c’est le cas de le dire, dans laquelle les autres acteurs ont pu s’engouffrer.

T : Dans le Roman de Jim, on revient aux rencontres : les deux rôles principaux sont joués par Karim Leklou et Laetitia Dosch, qui tournent avec vous pour la première fois.

JM : Oui, à part Bertrand [Belin, ndlr] avec qui c’est la deuxième fois qu’on travaille, ils sont tous nouveaux.

T : Qu’est-ce qui vous a amené vers eux ? Est-ce que vous aviez besoin de ce genre de nouveauté pour raconter cette histoire ?

A : Concrètement, pour Karim, ça a été très long. La production, les gens du casting nous en ont parlé. Et nous, on regardait des images… on trouvait qu’il y avait un côté un peu ton sur ton avec le film et avec son réalisme. On a fait beaucoup d’essais avec beaucoup d’autres garçons, et on n’était pas contents. Il manquait quelque chose : soit ils étaient trop beaux, soit trop malins, soit c’était un peu composé. Ils jouaient tous très bien, vraiment ! Mais…

T : Ça racontait une autre histoire.

A : Oui, et qui ne nous convenait pas vraiment. Il restait Karim. C’est le dernier qu’on n’avait pas vu, on s’est dit qu’au moins, on aurait fait tout le tour !

T : Le tour du panel des acteurs français ?

JM : Il y avait quand même un critère très sélectif : les acteurs devaient, avec du maquillage et du travail certes, pouvoir passer de la vingtaine à la quarantaine, ce qui réduisait nettement le champ. L’âge devait être incertain et susceptible d’être transformé.

Donc on a rencontré Karim et en un quart d’heure, on s’est regardé avec Arnaud et on savait que c’était lui.

A : On aimait surtout sa conviction sur le personnage. Tous les acteurs, s’ils ont envie de faire un truc, comprennent le personnage et l’aiment. Mais lui, il avait une conviction en plus et une force très étrange.

JM : Une puissance qu’on ne voyait pas juste en regardant des photos. Une sorte de… enfin il pouvait être doux, gentil, mais avec une puissance.

Un silence.

Et puis ce corps. Ce corps qui tout à coup expliquait des choses. Sur le fait de ne pas se sentir toujours légitime. Enfin, c’était… c’était super. Ensuite on a [le personnage de] Florence, c’est un peu la méchante du film. Laetitia, avec sa musique très particulière, évitait de tomber dans quelque chose de plus âpre, plus dur, plus manipulateur.

T : Ce qui pourtant, est aussi quelque chose que le roman raconte, à l’origine, narrativement en tous cas.

A : Oui, justement, on ne voulait pas le dédoubler ou l’amplifier par le jeu.

JM : Pour les autres rôles, ça s’est fait avec le désir d’une variété de gens et de corps. Sara Giraudeau est quelqu’un qu’on regardait, mais à qui on voulait faire jouer le rôle d’une femme plus mûre que ce qu’elle a pu jouer par le passé (en plus, et on ne le savait pas, elle adorait la techno !) ; Noée Abita nous impressionnait, Andranic Manet pour le fils [Jim qui a grandi, ndlr] donnait du contraste. On fait très peu de répétitions. Il faut qu’ils connaissent parfaitement le texte bien sûr, et parfois on leur en écrit vraiment des tartines, puis tout se passe au tournage. Nous, on apprend à les regarder, regarder les premières compositions de jeu, on attend avant de donner des directions, on attend qu’ils nous donnent de quoi travailler.

T : C’est ça, cette brèche ouverte par Mathieu Amalric ?

JM : Avec lui, on a aussi voulu s’amuser à casser l’image de l’intello parisien-saint-germain-tout-ce-qu’on-veut. D’où Un Homme, un Vrai : Mathieu est un acteur physique et c’est notre aventurier.

T : Même quand vous lui faites jouer un intello [dans L’amour est un Crime Parfait, par exemple], il est très physique !

JM : Oui, chez nous, tout le temps.

T : On voit beaucoup vos personnages s’arrêter pour observer ce qui les entoure, des paysages mais aussi des statues, des figures, comme s’ils voyaient des éléments qui les dépassent, qui ont des choses à leur dire, sans que les films n’y apportent de réponse didactique…

JM : Il y a ce cliché qui dit qu’avant de mourir, on revoit sa vie, quelque chose comme si le monde lui-même repassait par sa propre histoire, même jusqu’en des temps assez primitifs. Dans Les Derniers Jours il y a Notre-Dame, ces ombres, ces statues. On ne l’a pas tourné parce qu’on n’avait pas les moyens mais à un moment, le personnage se réfugie dans des grottes dans le Lot… on aimait bien ce retour dans le temps, où les villes (re)devenaient très primitives, très anciennes.

A : Les traces de ce qui va rester sans l’humain. C’est un peu notre rapport à la carte postale, à Lourdes ou à la brèche de Roland, photographiée de tous les côtés. On a toujours bien aimé rentrer dans cette image.

JM : Je pense que c’est lié au fait d’avoir habité les lieux. Au-dessus de Lourdes il y a le cirque de Gavarnie, des endroits très touristiques, le cliché de la carte postale, au dos de laquelle on écrit des intimités, si tant est qu’on y mette de l’intime. Sinon, c’est « grosses bises de Gavarnie », ou « je suis monté sur un âne », ça dépend à qui c’est adressé !

A : Fin d’Été c’est pareil, le sous-commandant Marcos charrie le cliché de la forêt et des révolutionnaires, et le versant intime, c’est Edouard [le personnage, ndlr] qui revient dans cet endroit. C’est un peu toujours cette histoire-là. Un peu moins dans les adaptations, même si le roman des Derniers Jours du Monde nous plaisait pour ça, pour ses lieux forts notamment.

T : En parlant de Lourdes et donc plus spécifiquement sur Tralala, on retrouve aussi l’imagerie biblique du retour du fils prodigue. Le scénario clarifie que ce n’est pas le véritable fils qui revient, mais la mise en scène permet quand même la divagation, une bascule où ce mythe est pleinement investi, qui permet de croire à la fusion des deux figures par-delà le pragmatisme du scénario. La comédie musicale est prompte à ce « brouillage »… comment avez-vous joué là-dessus ?

JM : On a vraiment pris ce thème au sérieux. Il y a des thèmes religieux dans Tralala, notamment celui de la résurrection, mais traités d’une manière athée ou païenne. C’est-à-dire : ces thèmes-là, dans nos vies, où est-ce qu’on pourrait les retrouver ?

A : On s’est toujours dit que ces thèmes-là existaient avant la religion. La religion est une forme de présentation de tout ça, mais les choses existent avant.

JM : Par exemple, ce type qui a tout perdu, qui n’a rien, dont on dit, « Ah ! T’es celui qui a disparu ? », en disant oui, il en remplit la fonction, il crée un lien avec ce type et il le devient, il devient son représentant. C’est à la fois très émouvant pour lui parce qu’il retrouve une place, au milieu des autres, pour lui, et il crée en même temps un lien avec ce disparu. Ça, on le prenait vraiment au sérieux. Mais quand on dit que ce n’est pas religieux, ça vaut aussi pour le traitement de la musique ; d’ailleurs on était assez agacés de voir ça balayé parfois du revers de la main parce que ça ne ressemblait pas aux comédies musicales américaines ou je sais pas quoi… Et Dieu sait qu’on aime beaucoup Jacques Demy qui reprend ces principes-là. Nous, on disait : dans Tralala, la musique ne descend pas du ciel. Elle vient des gens, elle monte, c’est un film où il n’y a pas de dieu, mais il y a des thèmes.

A : Le Voyage aux Pyrénées est là-dessus aussi. Mais ça, c’est parce que ce sont deux acteurs qui arrivent dans un territoire, c’est comme s’ils en faisaient revivre tout le folklore (donc aussi un peu religieux en montagne, les moines, l’ermitage, la solitude). Ce sont deux acteurs en vacances, et en manque d’histoires en réalité…

T : On peut dresser un face-à-face entre Tralala et le Roman de Jim : dans le premier, le personnage parvient à investir la relation avec Josiane Balasko, presque à se persuader qu’il est son fils, quand dans le Roman de Jim l’adversité et la séparation père-fils sont brutales, inattendues, car tout était réuni pour que cette relation perdure.

JM : Ce qui est troublant, c’est que Pierric [Bailly, l’auteur du roman Le Roman de Jim paru en 2021] nous a fait lire son livre sans avoir vu Tralala qui n’était pas encore sorti. C’est au moment où on finissait le mixage qu’on s’est retrouvé avec ce livre en main qui parlait de l’histoire de Jim, au moment où nous, on venait de faire Tralala. Il y avait un rapport, c’était troublant.

A : Il y a cette manière de surfer sur les événements qu’il y avait dans Tralala qu’on a immédiatement retrouvée dans le Roman de Jim. Des types qui se cherchent une place, dans un flux qu’ils ne maîtrisent pas.

JM : Pour aller au bout, ce qui est assez beau dans Tralala – en tous cas on y avait beaucoup réfléchi – c’est qu’il est quasiment devenu le fils, mais en montant sur scène, il dévoile cette espèce de vérité : certes il est devenu le fils, mais il part quand-même et fait admettre à toute la famille que le véritable fils est vraiment disparu, est mort. Il va jusqu’au bout, il leur permet de faire le deuil et de retourner à la vie.

T : En fait, la parentalité est un point de tension, de questionnement, de quête dans pratiquement tous vos films… même lorsque c’est narrativement annexe. On voit une récurrence autour de la relation avec un père, de l’identité d’un père, et c’est croissant jusqu’au Roman de Jim.

A : Oui, et c’est pour dire : « ça change rien ». Ce n’est qu’une question de récit.

JM : J’ai l’impression que ça remet surtout en route une liberté de créer les liens.

A : Il y a des récits préexistants, soit on se conforme à ces récits préexistants, soit on est attentif à ce qui se passe. Aymeric et Jim, c’est l’histoire d’un attachement et d’un arrachement. Ça, ce n’est pas le sang qui le décide.

T : Comment décidez-vous d’adapter un roman au cinéma ? Est-ce que vous choisissez une histoire qui vous parle, des points de détails que vous voulez porter à l’écran ? Quel est le déclic ?

A : Les Derniers Jours du Monde, c’était une sorte de roman inadaptable, 600 pages, des scènes de conversation infinies… mais on aimait beaucoup l’itinéraire : à la fois, le quotidien continue, les gens vont encore un peu au restaurant même s’il commence à s’y passer des choses  bizarres, ils ont des conversations. Dans le roman, c’est en général très philosophique, même si tout à coup on peut parler d’une omelette aux truffes, et ça, on aimait beaucoup.

JM : On avait aussi un pur désir de cinéastes de diriger les foules, c’est un film sur les figurants, on y tenait beaucoup.

A :  Et les morts.

JM : Et les morts ! Ça, on adorait. Dès qu’un personnage apparaissait, on savait qu’il allait mourir ; et en termes de scénario, on se demandait comment il allait mourir. Une sorte de pur plaisir du cinéma. Après, il y a quand même le sujet, à l’époque on se questionnait sur son côté politique. C’est un peu comme si tout ce qu’on voyait dans cette boîte qu’est la télé devenait réel. On a été très impressionnés quand le Covid est arrivé, il y a eu des moments troublants. On voyait déjà des gens avec des masques dans les gares dans Les Derniers Jours… et puis l’Ukraine, qui était un des premiers titres dans nos faux journaux à Biarritz.

T : Quel a été le déclic pour Le Roman de Jim ?

JM : C’était moins évident, je dirais.

A : Le synopsis fourni par les éditeurs ne nous plaisait pas trop. C’était un peu psychologique, sociologique, ça ne nous emballait pas. Mais après en ouvrant le livre, Pierric a une manière de rentrer dans les personnages qui les rend très identifiés et super particuliers.

JM : Tout à coup il y a un contexte social, identifié. On a pu nous dire que nos films étaient un peu hors-sol, comme des contes, les clichés qu’on colle sont vite fatigants.

JM : Et puis il y avait ce mot que les critiques littéraires donnaient, qu’on a un peu repris, le « mélo », les gens disaient, « voilà un super mélo ». Nous, on avait du mal à savoir exactement ce que ça voulait dire.

A : Les mélos, ça finit mal.

JM : Je ne sais toujours pas comment le définir…

A : On s’est dit, « frottons-nous à l’émotion au cinéma. » On va déjà dans cette direction, la fin de Tralala est émouvante, le livre nous a ému, et on s’est senti prêts à s’y attaquer.  

JM : Et donc avec deux acteurs très différents. Si on raconte la même histoire mais avec Mathieu [Amalric], qui est une sorte de super caméléon, avec toutes les puissances du faux, et puis qui, d’un coup, surgit dans des moments de vérité, c’est différent d’avec Karim, qui est lui de plein pied, on va dire, dans le vrai.

T : On retrouve souvent une atmosphère assez érotique dans vos films, et pourtant les rapports sexuels passent chez vous quasi-systématiquement dans les ellipses. Comment filme-t-on une bonne scène de sexe ?

A : Une bonne ellipse ! Non plus sérieusement c’est un vraie question de narration et de cinéma : ça ne commence pas et ça ne finit pas, puis on ne veut pas faire une scène juste pour en faire une. Et j’ai l’impression qu’on a toujours le sentiment qu’une fois que c’est lancé, tout le monde connaît la fin.

T : Dans Peindre ou faire l’amour, à défaut d’une fin il y a au moins un début identifié, on éteint la lumière, et à chaque fois on chante Jacques Brel, ça devient presque une incantation…

JM : Dans Peindre, c’était précisément on passera dans le noir. Donc dans une sorte d’espace à la fois intime et totalement sans barrière. Dans Fin d’Été, quasi chaque personnage à un moment donné avait son nu, comme un dévoilement. On se demande comment les filmer, on se pose la question différemment pour chaque acteur et chaque actrice.

A : L’une des actrices a son nu au moment où son personnage vient de raconter l’amour à trois dont Edouard est né. C’est le récit de l’acte, c’est important. Et c’est pour ça que dans Pattie, on voit l’acte à la fin : il fallait bien voir ce que ces récits produisaient sur [le personnage de] Karine [Viard], là il fallait aller au bout.

T : D’ailleurs, il me semble que c’est la seule fois où vous allez au bout.

A : Jusqu’à l’orgasme oui.

JM : Mais précisément, on avait eu une discussion avec Catherine Frot pour Les Derniers Jours. Elle nous avait dit d’emblée, « les nus, n’y pensez pas ». Au tournage, on se retrouve dans cet hôtel, qu’on fabrique entièrement, c’est-à-dire que derrière les fenêtres on rajoute des montagnes qui sont des sortes de phallus… et Mathieu se place derrière elle. D’accord, il n’y aura pas de nu, mais au moins avec la voix, il y aura l’expression de la jouissance. Et elle nous dit non, j’ai un problème avec l’expression de la jouissance, je n’aime pas jouer ça, je ne le jouerai pas. Ça donne une séquence où Mathieu se met derrière elle, et c’est lui qui explose trop tôt !

T : C’est ça la pirouette !

JM : C’est pour dire que si on se parle vraiment, s’il y a une vraie parole avec les acteurs, c’est ce qui va donner le sens de la séquence. Nous, là-dessus, on ne sait pas ce que ça va être, pas au sens « allez-y », c’est un geste commun où en discutant ensemble, on définit le cadre que va dessiner la séquence.

A : Et pour terminer, le dernier nu de Karim et Laetitia (Le Roman de Jim) quand elle est enceinte, entre le faux ventre, les raccords qu’il ne fallait pas voir, Karim qui lui acceptait d’être filmé torse nu mais pas nu, finalement on les a installés sur le lit et c’est le fait de répondre à tous ces critères, les nôtres et les leurs, qui a quasiment donné la position. On a mis la caméra, et c’est ce qu’on a filmé. Donc voilà, il faut se parler.

JM : Peut-être pour le prochain, si on est assez forts, on aimerait bien faire des séquences torrides avec rien.

A : Comme la séquence d’amour en surimpression dans Un Homme, un Vrai, en allant plus loin.

T : Question piège pour finir : est-ce qu’il y a une différence entre un binôme de réalisateurs et un duo de réalisateurs et si oui, lequel êtes-vous ? « Un », ou « un plus un » ?

A : Un plus un. En musique, on serait un groupe de jazz, trompette, bassiste, batteur.

JM : Mais alors c’est binôme ou duo ?

A : Duo !

JM : Le binôme c’est un seul, c’est ça ?

A : Ça crée « un ».

JM : Après, on n’est pas dans un partage des tâches. Il n’y a pas ce domaine qui est le tien, ce domaine qui est le mien… On a juste des manières de se comporter différemment. Ce n’est pas : moi qui parle aux acteurs, Arnaud qui parle à la caméra, et à la fin on regarde ce que ça donne.

A : L’image, c’est l’espace. Qui est dans l’espace, un acteur qui va dire le texte.

JM : Et toujours, l’éternelle question, est-ce que l’acteur joue pour la caméra, ou est-ce qu’on place la caméra par rapport à ce que va faire l’acteur? Et franchement, à chaque fois qu’elle se pose, la réponse n’est jamais si claire.

Entretien réalisé à Paris, le 27 juin 2024

Propos recueillis par Charles Thierry