Entretien avec Claude Schmitz, réalisateur de L’Autre Laurens
Nous arrivons à l’hôtel indiqué par l’attachée de presse. Dans une petite cour intérieure, Claude Schmitz est là, casquette-lunette sur le nez. L’autre Laurens, son troisième film, sorti en salle cette semaine, est à l’image de sa filmographie : différent, unique, difficilement classable. Le rythme de la discussion est lent, Claude cherche ses mots, nous sommes pendus à ses lèvres…
Tsounami : Nous avons découvert l’ensemble de ton travail assez récemment. D’abord par DVD, puis un peu au cinéma, un peu par des liens. Tes films nous ont intrigués, restés en tête, ce qui est quand même une qualité recherchée ! Et à partir de là, L’autre Laurens nous avait donné bien envie, avec l’affiche notamment, et Olivier Rabourdin ! On ne sait pas encore comment bien situer ton cinéma. Effectivement, il y a des affaires de braquage, tu dis que c’est involontaire dans ton entretien avec Critikat, mais malgré tout, c’est là ! Et puis il y a ces acteurs amateurs, tous géniaux. Partant de là, on s’est dit qu’il était temps de s’entretenir. Alors déjà, tu passes au scénario. Braquer Poitiers il n’y en avait pas, Lucie perd son cheval, il y en a encore moins, mais là, il y a un scénario.
Claude Schmitz : Dans Lucie perd son cheval, il y avait quand même un scénario… Enfin, oui et non. Alors qu’ici, oui, on a un vrai scénario. C’est vrai, c’est vrai ! C’est un peu…
T : C’était une astreinte difficile ? Peut-être que tu te sens plus libre quand il n’y en a pas ? Et là, tu t’es un peu senti obligé ?
CS : Le truc, c’est qu’à la base, je suis metteur en scène de théâtre, je fais des spectacles depuis 20 ans, et je fais des spectacles de création, pas de répertoire. J’en ai quand même écrit pas mal, donc ce n’est pas quelque chose qui m’est totalement étranger non plus. Lorsque j’ai commencé à faire du cinéma il y a une dizaine d’années, en parallèle de mon travail pour le théâtre qui continue, j’ai voulu commencer à faire des objets qui étaient… on pourrait qualifier ça d’essais, au sens le plus noble du terme. C’est-à-dire des films qui questionnent le rapport à la fiction, au réel, la question du présent, de la narration, les rapports entre fiction et réalité.
T : Le dispositif même du cinéma ?
CS : Oui, voilà c’est ça. Et en partant de choses très simples. J’ai fait comme ça quelques films. Rien sauf l’été, par exemple, c’est un court de 30 minutes, mais le programme est dans le titre : il ne se passe rien sauf l’été. C’est un film très simple, mais ça ne veut pas dire pour autant que je n’avais pas déjà l’idée de partir sur des formes plus romanesques. Ici, il y avait effectivement l’idée de faire quelque chose de plus ambitieux en terme de narration. Je voulais faire un film d’enquête, sur la question du genre. Donc à partir du moment où on fait un film qui, en même temps est une enquête, et en même temps une enquête sur la question du genre, il y a presque deux enquêtes dans le film. Il y a des éléments qui sont propres au genre, qui sont parfois des choses très simples, comme une fusillade, une course poursuite en voiture, un déplacement d’un territoire à un autre… Tout ça demande d’être organisé ! On va dire ça comme ça. Pour imaginer et financer ce genre de déplacements et d’organisation dans le temps et dans l’espace, il faut un plan quoi !
T : L’organisation narrative autour du scénario amène à une organisation financière plus solide. Cela a-t-il changé ta manière de travailler au cinéma ?
CS : Oui, ça change beaucoup de choses. En fait, c’est paradoxal. Quand tu fais des films où il n’y a pas d’argent, tu as une grande liberté, et en même temps, tu en pâtis ailleurs. Tout se fait avec des bouts de ficelle, rien n’est simple et tu travailles sur des objets forcément plus circonscrits, avec des temps de tournage plus courts, des territoires plus restreints. Dès que tu te déplaces, ça coûte de l’argent, c’est terrible quoi. Et quand le temps de tournage devient long, tu ne peux plus payer les gens. Il faut payer les gens ! Avec des financements, beaucoup de choses changent, et en écrivant des scénarios, tu acquières la liberté de pouvoir mettre en place un récit qui soit plus ambitieux. Forcément, ça a des contraintes aussi, on travaille sur un film qui a un budget réduit. C’est un film à 1,2 ou 1,3 millions, ce qui, pour un long métrage, n’est pas un gros budget du tout. L’histoire est relativement complexe quand même. On a tourné le film en 30 jours, il fallait aller vite, et à certains endroits, ce que j’ai peut-être dû laisser de côté, c’était des zones d’improvisation plus grandes qui existaient dans les autres films. Mais je n’ai pas de regret par rapport à ça, c’est juste une autre façon d’aborder la question du cinéma.
T : Tu estimes quand même avoir trouvé une sorte d’équilibre entre ce que tu voulais faire et la production de ton film ?
CS : Je pense, oui. Il y a toujours moyen de faire mieux… Mais je suis satisfait de l’équilibre que j’ai pu trouver sur ce film-là.
T : Par rapport à l’auto-réflexion du film sur la question du genre et du polar, j’ai l’impression que tu compenses ton manque de liberté venant de contraintes logistiques par un travail déjà en amont dans le scénario. Par exemple, en orchestrant ne serait-ce que le fait qu’il y ait trois langues différentes. A cet endroit, j’ai l’impression que tu récupères déjà un espace de liberté, d’improvisation, dont tu sais que tu vas manquer pendant le tournage.
CS : La particularité de cet objet, c’est que je l’ai abordé comme si c’était un premier film de cinéma. Je voulais travailler avec les codes classiques du cinéma, c’est-à-dire avec des archétypes, des motifs, de choses qu’on a vu dans plein de films. Ça peut être la question de la voiture, de la fusillade…
T : Ou même le jumeau maléfique !
CS : Voilà ! Tous ces archétypes qui appartiennent à une sorte de manne commune, qui composaient tout un tas de films que j’avais vus ou qui m’avaient été donnés à voir quand j’étais plus jeune. J’avais quelque part envie de faire, pour ce premier film classique, une sorte de règlement de compte, de bilan de mon héritage cinématographique, où je questionnerais l’identité.
T : C’est impressionnant comment dans le film, cette question du genre, notamment le cinéma américain, tu l’implantes en France, à Perpignan. Sur le papier c’est le programme le plus chiant au monde, le sujet épuisé par excellence. Et là, dans ce film, tu lui redonnes une vitalité. Comment te vient cette idée alors ? Parce que c’est une idée casse-gueule qui pourrait vite tomber dans le film à référence, et ici, on ne le sent jamais, c’est un simple dialogue qui travaille surtout des motifs.
CS : En fait, pour moi, l’idée c’était de faire un conte plutôt qu’un film de genre. Déjà, c’est un film transgenre, dans le sens où il travaille avec pas mal de sous-genres qui viennent se téléscoper au sein du même objet. Sous-genre, ça peut être les films d’action, de série B, le polar…
T : Le western également !
CS : Si on veut oui.
T : Film d’héritage aussi. La jeune fille est en dialogue permanent avec la figure du père qui a disparu.
CS : En réalité, ce qui m’intéressait dans tout ça, ce n’était pas forcément de faire une collection de clichés, mais plutôt de raconter un conte. Un couteau peut avoir une fonction magique, des figures archétypales ont des fonctions renvoyant à un imaginaire qui a à voir avec le conte… Et à travers ça, créer une sorte de récit initiatique, voir comment cette jeune fille, Jade, qui n’est pas le protagoniste de l’histoire mais tout de même un personnage central, se débarrasse de toute une mythologie patriarcale représentée par toutes ces figures de père qui l’entoure et qui appartiennent à un monde passé. En même temps, ils peuvent être vus comme appartenant à un univers plus onirique. Plus le film avance, plus il entre dans une dimension mentale, onirique, dans le monde du rêve. Il commence comme un polar et dévie vers autre chose. L’idée était de raconter le passage d’un monde à un autre, l’effondrement de récits qui étaient justement présents dans un tas de films de série B que j’ai vus jusqu’au début des années 2000. Lorsque j’étais adolescent, c’était ce type de cinéma qui nous était donné à voir, en tout cas que j’ai vu moi, beaucoup. Des films de Stallone, Schwarzenegger, Chuck Norris, Steven Siegel… On les regardait de façon compulsive. Je ne voulais pas regarder le cinéma de série B avec cynisme, mais plutôt essayer de partir de cet héritage : raconter simplement comment tous ces films qui ont constitué ce que j’étais quand j’étais adolescent et ont constitué mon imaginaire s’effondrent au fur et à mesure et révèlent une part de mensonge. Le film parle beaucoup de la trahison des pères aussi. Quelque part, Jade réalise que les pères mentent, mais les pères au sens large, métaphorique. Ce sont les récits, les récits qui nous sont livrés.
T : On part de références passées dans l’espace et le temps pour arriver avec Jade sur des personnages français, avec un récit totalement situé dans le sud de la France. Est-ce que ça fait partie de ton processus d’implanter ton bilan dans ces lieux précis ? J’ai l’impression qu’il y a tout un mouvement de revalorisation de la diversité des territoires français, d’assumer et d’affirmer ces lieux, comme Perpignan, Poitiers…
CS : Pour moi, ça a beaucoup d’importance. La question du territoire est importante, mais d’autant plus que je suis belge, donc je regarde la France comme un pays exotique quelque part ! Les accents, les particularités locales, ça a du sens pour moi. Le sud de la France, c’est un monde en soi. Quand j’avais fait Braquer Poitiers, c’était cette idée : je ne connaissais pas du tout Poitiers, et le titre a un double sens, c’est le braquage, oui, mais c’est aussi braquer le regard sur un endroit. Je suis arrivé à Poitiers quand on a tourné le film et j’ai découvert ce territoire en même temps qu’on tournait.
T : Braquer Poitiers, c’est un peu Comprendre Poitiers.
CS : C’est un peu Comprendre Poitiers, oui. Enfin une certaine idée de Poitiers. Mais Perpignan, avec la frontière espagnole, me paraissait être un endroit particulier, une sorte de zone tout à fait étonnante.
T : Très pauvre d’ailleurs, il me semble que c’est parmi les grandes villes françaises les plus pauvres.
CS : Quand j’arrive là-bas, étant étranger entre guillemets, je le découvre comme des territoires de fiction, je les regarde avec un œil différent. Bien sûr, je sais qu’il y a une vie, des gens, mais c’est comme si demain j’allais au Mexique : je regarderais cet endroit avec un regard neuf. Je ne connaissais pas du tout Perpignan. Il m’est apparu tout à coup comme étonnant cette frontière, qui évoquait par ailleurs pour moi une sorte de frontière mexicaine, cette maison blanche aussi… tous ces endroits qui en fait sont des faux semblants et ramènent à un imaginaire, avec toute la question du regard sur les États-Unis.
T : La maison blanche est à Perpignan ?
CS : Non, elle n’y est malheureusement pas. Mais hormis la maison en elle-même, tout le reste des trajets est réaliste. On n’a pas perverti le sens des voyages ou des trajets que font les personnages.
T : Donc quand on va du côté des personnages espagnols, les personnages vont vraiment au sud.
CS : Oui, ils prennent les bonnes routes, tout est respecté. Avec ces territoires, il y a des imaginaires, la question des langues, des accents, il est très important de garder cette matière pour moi. Que chacun vienne avec un imaginaire qui lui est propre, ça amène des contrastes, des ruptures, des frottements de texture, ça va forcément créer quelque chose.
T : Et c’est cette même interrogation qui se retrouve dans la composition de ton casting. Par exemple, Francis Soetens, avec qui tu joues depuis trois films. C’est un terrain fertile d’imagination et de création. Cet acteur est tout de suite passionnant et donne envie d’imaginer des fictions avec lui dedans. Comment as-tu travaillé avec lui, et en même temps, avec Olivier Rabourdin, qui nous a impressionné cette année entre ton film et celui de Breillat.
CS : Alors je n’ai pas vu L’été dernier encore, parce que j’étais occupé avec les tournées d’avant-première. Mais concernant Francis, c’est quelqu’un que j’ai rencontré il y a dix ans. Effectivement, je travaille beaucoup avec des gens qui ne sont pas acteurs de formation. En réalité, je n’ai pas de religion par rapport à ça, ce qui m’intéresse, c’est les gens. Par contre, ce qui ne m’intéresse pas, c’est l’entre-soi : je ne voudrais pas travailler qu’avec des acteurs, il n’y a rien qui ne m’ennuie plus, et surtout au théâtre, car les gens ont les mêmes références, un imaginaire commun. Ce qui m’intéresse, au contraire, c’est de trouver des gens qui arrivent avec leur propre bagage, que j’essaie de ne pas pervertir, de laisser fleurir. Francis par exemple, c’est quelqu’un que j’ai rencontré dans un bar un soir.
T : Mais c’est génial !
CS : À l’époque, je préparais un spectacle et je me promenais à Bruxelles. Dans un bar, il y avait un type qui chantait du Brel très fort. Il était très bourré je crois, et il emmerdait les clients. À ce moment-là, je cherchais quelqu’un pour jouer un personnage dans mon spectacle, et je me suis dit que c’était lui. Donc je lui ai demandé son petit numéro, on s’est vus le lendemain, il était moins éméché, tout allait mieux, et je lui ai proposé de faire du théâtre. On a fait un tout petit essai pour s’assurer que ça ne lui faisait pas peur, et en fait pas du tout. Maintenant, on travaille ensemble depuis dix ans, il n’avait jamais joué avant et il ne joue qu’avec moi. On ne le demande pas ailleurs.
T : C’est très étonnant.
CS : C’est tout à fait étonnant oui. Et ça fait partie des très belles rencontres que j’ai faites, mais il y en a d’autres ! Francis pour moi s’appelle toujours Francis dans mes films. De temps en temps, il devient flic à Perpignan, directeur technique dans un théâtre, ouvrier… Il a plusieurs déguisements mais ça reste toujours lui, et c’est quelque chose que j’aime beaucoup. Autrement, par exemple sur le tournage, on a eu une très belle rencontre avec le MC Bushido. C’est le club de motard affilié Hells Angels de Perpignan. Nous l’avons rencontré par hasard et ils ont fini par jouer des personnages dans le film, des bikers. Ce sont des gens super avec qui je ferai d’autres choses.
T : Tu les avais écrit les bikers ?
CS : J’avais écrit les bikers ouais, mais il y a plein de moments où j’improvise ! Enfin voilà, c’est des mecs qui n’ont jamais joué et qui se retrouvent là.
T : Donc le motif du biker t’intéressait ?
CS : Oui. Ca fait partie de ces espèces d’archétypes qu’on retrouve dans tous les films. Dans le mien, ils ne sont pas très sympathiques, et même carrément racistes, mais ils ont des paradoxes amusants. Ils vont dire « ici on est chez nous » en même temps qu’ils s’habillent avec toute la culture américaine.
T : Ils la rejettent pendant tout le film d’ailleurs.
CS : Voilà, c’est toute la contradiction ! Et pour Olivier Rabourdin, je l’avais vu jouer dans des films, tout simplement. On ne se connaissait pas avant, et je crois que c’est ma directrice de casting qui m’a parlé de lui. J’ai dit que c’était une très bonne idée. C’est la première personne que j’ai rencontré, et puis c’est celui qui est resté. Ce qui m’intéressait avec Olivier, c’est que c’est un acteur qui a un registre de jeu très large, qui n’est pas une star mais qui a une carrière…
T : Qui devrait !!
CS : Oui quelque part ! Mais c’est un acteur très solide. Il vient du théâtre à la base, il a fait Nanterre les Amandiers, la première promotion, il a beaucoup joué sur scène… Il avait cette capacité de comprendre et d’arriver à interpréter des personnages doubles. Il faut quand même un acteur qui puisse être assez solide. Par ailleurs, il a ce physique évocateur, ce truc presque exotique qui a à voir avec une idée de ces acteurs vieille France. En le voyant, je pensais à des acteurs comme Jean Gabin, Ventura, Bruno Cremer. En fait, des acteurs qui avaient des physiques de boxeur un peu fatigué, qu’on ne voit plus tant que ça dans le cinéma français aujourd’hui. Voilà, un acteur qui pouvait incarner un personnage de détective privé français vieille école.
T : Ce que je trouve d’assez génial chez Olivier Rabourdin, c’est qu’il a, en même temps que tout ce que tu décris, et une douceur extraordinaire, très sentimentale. Déjà rien que sa voix, avec un volume sonore très bas… c’est fort, il y a un fort contraste entre sa silhouette et sa douceur.
CS : Il a les deux : une grande violence et une grande douceur. Il a aussi un côté Depardieu, dans sa grande époque, et cette capacité de passer aux extrêmes. C’est en ça que je pense qu’il a un registre très étendu, qui à mon sens est sous-exploité dans le cinéma.
T : Sauf par Catherine Breillat ! Mais ça reste étonnant comme des coïncidences ou des hasards de calendrier font éclore des choses. Ici Olivier Rabourdin qui joue dans deux des meilleurs films français à l’affiche, à un mois d’intervalle.
CS : Oui, et je crois qu’il a tourné les deux films l’un après l’autre. Il venait de terminer avec Breillat quand on a commencé L’Autre Laurens. Il était très heureux de faire ces deux films. Il m’a dit que c’était pour lui une expérience formidable d’être dans L’Autre Laurens, car il était là tous les jours. Il avait cette capacité de pouvoir vivre avec un personnage sur un temps long !
T : Qu’il puisse discuter avec une jeune actrice, des non-professionnels… C’est quelque chose que tu recherchais aussi, n’est-ce pas ? Ça a l’air d’être dans ta démarche de pouvoir faire confronter aux membres de l’équipe leurs références, et faire éclore des choses qu’on n’aurait pas pu avoir ailleurs. Ça devait même être une ambiance de colo !
CS : C’est sûr. Il y a un livre qui a été écrit en Belgique l’an passé, L’alliance sauvage, à propos de mon travail au théâtre et un peu au cinéma. Le titre, c’est exactement ce que je recherche. À un moment, j’ai voulu créer une compagnie de théâtre et la nommer ainsi. C’est-à-dire une alliance faite de gens qui ne sont pas fait pour être forcément ensemble, mais qui arrivent à créer des objets ensemble. Et puis je me suis dit « ne nommons pas les choses », c’est mieux comme ça, et c’est devenu un bouquin. Pour moi, le tournage, c’est une étape déterminante. Elle fait se rencontrer des gens qui viennent d’horizons totalement différents. Sur ce film, ça s’est passé aussi, comme sur mes deux précédents. De voir comment ces gens, à priori sans points communs, peuvent arriver à se rencontrer et s’entendre, c’est presque un plaisir aussi grand que de fabriquer l’objet de cinéma. De manière très pragmatique, pendant trois semaines, on était logés dans un camping. Tout le monde vivait dans un bungalow, et, comme tu dis, on vivait comme dans une sorte de grande colo, pas du tout dans un système où certains dorment à l’hôtel et d’autres non. Ça a eu de l’importance, ce n’est pas quelque chose d’anecdotique.
T : L’une des continuités qu’on peut voir dans tes trois longs, c’est la question du temps. Quand même, tu n’as pas peur de l’ennui ! Ce sont de longues séquences. Sur Braquer Poitiers, j’imagine que ça laissait le temps de capturer de la vie, de faire en sorte que les choses se déroulent. Autant là, avec le scénario, on pourrait se dire vulgairement « on met en boîte la séquence ». Mais non, pareil, tu étires les choses. Pourquoi tu ne veux pas resserrer, pourquoi il y a besoin de ce temps ?
CS : Je te mets au défi de couper ! Je te mets devant la table de montage et go !
T : Ce qui est paradoxal, c’est que je trouve le rythme de montage parfait pour autant ! C’est lent, mais très bien rythmé dans la lenteur.
CS : La question du temps, de sa sensation, c’est quelque chose de relatif. Je crois que j’essaie de ne pas être très efficace. Ça ne veut pas dire que j’essaie d’ennuyer les gens, pas du tout !
T : Je disais « ennui » comme ça…
CS : Je comprends, il en faudrait plus pour que tu me vexes ! J’aime que les choses prennent leur temps. Ça veut dire quoi ? Je vais te donner un exemple très concret : la semaine passée pendant la tournée d’avant-première, j’étais à Cahors.
T : Et des gens sont partis pendant la séance !?
CS : Non pas du tout ! Ou alors je n’étais plus là. Mais je ne vais pas regarder le film pour la septentième fois, puisque je le connais très bien. Donc je vais voir un autre film, et je choisis Le Livre des solutions, de Michel Gondry. Ça faisait un moment que je n’étais pas allé au cinéma parce que j’étais occupé avec mon film. Là, je regarde comment il filme, comment c’est cadré, comment c’est rythmé… On a un rapport au rythme qui n’est pas du tout le même, qui n’a rien à voir ! Il y a une certaine efficacité dans le film de Michel Gondry. À un moment, il y a un plan large sur un paysage. Et ce plan dure, je pense, trois secondes. Et tac, on passe à autre chose. Je me dis ah ben merde, j’avais envie de le regarder ce paysage. Dans ce film, le paysage sert de scène de transition, c’est une cheville, un indicateur temporel ou spatial. Dans L’Autre Laurens, au début du film, quand il arrive à la maison blanche, il y a un espèce de plan large et on voit la voiture qui arrive lentement, qui traverse le paysage du côté de Perpignan. Le plan est long, il doit durer peut-être dix secondes. Ce n’est pas le même rapport au plan, aux paysages. Si je filme un paysage, je ne veux pas le filmer comme une cheville, j’aimerais que le plan puisse exister pour ce qu’il est, ce qu’il représente, qu’on puisse effectivement prendre le temps de circuler, que le regard circule dans le plan, ne pas l’utiliser de façon opportuniste. Il existe, je veux lui donner sa chance. La fonction n’est pas la même. Donner du temps au paysage c’est lui donner le temps d’exister en tant que paysage. Si on est trop efficace, les choses deviennent utilitaires, elles servent à nous faire comprendre les choses. J’essaie de ne pas être là-dedans. Si tu regardes le film sur petit écran, la différence est de taille, et c’est le cas de le dire, puisque sur grand écran, le regard prend concrètement plus de temps pour embrasser le plan. Il faut trouver une temporalité qui puisse donner une chance aux choses d’exister. Le reste est une question de sensibilité. C’est sûr, la sensibilité contemporaine ne va pas vers ce genre de logique. Si je pense aux séries par exemple, rares sont celles qui travaillent la question de l’anti-efficacité, on travaille surtout sur le twist, le cliffhanger…
T : Même dans la composition des plans : il faut des gros plans pour voir les visages, donc les acteurs, même si on regarde la série dans le métro…
CS : Oui, cette virtuosité-là ne m’intéresse pas.
T : Mais est-ce de la virtuosité ?
CS : Oui, d’une certaine façon. Tu as un pool de scénaristes, dix mecs autour d’une table qui réfléchissent en terme d’efficacité : à la dixième minute il faut qu’il se passe ça, toutes les quinze minutes il faut un événement sinon on perd l’attention des spectateurs. Quelque part, c’est fort tous ces trucs et astuces trouvés pour que l’objet se tienne de manière parfaite, qu’à aucun moment tu ne puisses remettre en question l’objet. Ils construisent une pure mécanique scénaristique. Tout ce qui est de l’ordre du gras, ce qui ne sert à rien, est inutile. Alors que moi, je pense que ce qui ne sert à rien… est essentiel ! Et puis j’aime par exemple les digressions, la sortie de route, les choses qui ne sont pas nécessaires à la progression de l’action, de l’intrigue principale. Tout ça est une question d’équilibre, bien sûr. Est-ce que je l’ai trouvé ou pas, ça… Je sais que le film fait des sorties de route. Elles font dire parfois qu’on « perd du temps ». Mais c’est vrai que le cinéma que j’aime, c’est quand même un cinéma qui prend le temps. J’ai un petit tropisme pour le cinéma des années 1970, des trucs comme ça, qui étaient des cinéma qui avaient un rapport au découpage qui était beaucoup moins frénétique… voilà. Mais le problème de tout ça, c’est qu’il faut arriver à résoudre une équation quoi, c’est d’arriver à quand même s’inscrire dans notre époque pour pas être vraiment hors jeu, et en même temps de pas complètement se trahir non plus sur ce qui nous intéresse.
T : Par contre, tu te places comment vis-à-vis de Bruno Dumont ? Cette histoire de policiers, d’acteurs amateurs, les paysages… Tu n’as pas peur d’aller vers la comparaison ?
CS : Bizarrement, pour moi, Bruno Dumont n’est pas une référence. Ça m’intéresse, oui, mais pas du tout en tant que référence. Je ne vais pas te cacher qu’à chaque fois qu’on montre le film, quelqu’un dans la salle dit que les deux policiers font penser à P’tit Quinquin. J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi ! Quand je pense aux policiers, c’est Dupont-Dupond, c’est Tintin. Sans doute parce que je suis belge ! Et puis ce duo de policier, le duo archétypal, existe depuis bien avant P’tit Quinquin. C’est amusant, c’est comme s’il avait été phagocyté et récupéré. Moi, je pense plutôt à Laurel et Hardy, aux duos de flics chez David Lynch… pas du tout à Dumont. Et puis le travail avec les acteurs chez Dumont, c’est à l’antithèse de la façon dont je travaille. Notamment sur les deux policiers de P’tit Quinquin, qu’il dirige à l’oreillette. Je ne ferais jamais ça moi.
T : Pourquoi ?
CS : C’est un travail de marionnettiste. Ce n’est pas du tout ce que j’aime faire. J’essaie de faire confiance aux gens. J’avais lu une interview à l’époque, et Dumont a un rapport plus autoritaire aux acteurs. Il leur dit ce qu’ils doivent dire à l’oreillette, les fait s’agiter dans tous les sens alors qu’ils ne savent pas pourquoi ils le font. En fait, c’est peut-être pas sympa pour Dumont que je dise ça, mais j’essaie de faire confiance à l’intelligence des gens, je ne veux pas les mettre dans une position où ils sont manipulés. C’est un rapport aux acteurs qui n’est pas le même. Quand je travaille avec Rodolphe ou Francis, je leur explique la situation et je les laisse faire exactement ce qu’ils veulent. Après la prise, on en discute, parfois on change un truc. Mais je n’ai pas un rapport interventionniste dans la direction d’acteur.
T : Et alors on peut s’attendre à quoi pour la suite ?
CS : Alors je n’en sais rien ! J’imagine faire une sorte de spin-off avec les deux policiers Francis et Rodolphe, qui ne se concentre que sur eux deux, et qui serait comme Braquer Poitiers, donc pas du tout scénarisé. On l’inventerait au jour le jour, parce que j’adore faire ça malgré tout. C’est un projet qu’on fera au mois de juin, et sinon, il y a un autre projet de film plus complexe. Mais il est trop peu avancé, les choses se mettent en place, mais c’est trop frais.
T : Et là il y aurait à nouveau du scénario.
CS : Ah oui, oui. Mais moi j’adore ça ! Quand tu fais un film, puis un autre, puis un autre, tu ne fais que réécrire, tu révises ta copie quoi. Il y a deux choses, soit les gens disent que c’est une obsession, soit que c’est un manque d’inspiration.
T : Ça dépend si on aime le cinéaste ou pas !
CS : Exactement ! Dans le meilleur des cas, ce sont des motifs récurrents. Mais j’ai compris à un moment que j’étais assez décomplexé à l’idée de dire que j’allais réviser ma copie à chaque fois !
L’autre Laurens réalisé par Claude Schmitz, sortie en salles le 4 octobre 2023.
Propos recueillis à Paris le 02 octobre 2023, par Grégoire Benoist-Grandmaison et Nicolas Moreno