Entretien avec David Ingels pour Bel Companho | Prix Jean Vigo du Court Métrage
Après avoir discuté avec Louise Hémon et visité le café Lola où les serveurs préparaient le cocktail que nos ventres vides de 21h réclamaient à corps et à cri, nous avons pu rencontrer le lauréat du prix du court métrage, David Ingels, jusqu’alors accaparé par une foule de journalistes. S’il me confiait en off vouloir devenir garde forestier, je me suis dit, à la suite de notre échange, que ses films étaient déjà une manière de la garder, la forêt…
Tsounami : Le film se passe entièrement dans une forêt, et sa structure nous fait penser à une formule de conte ou de fable : Il était une fois, dans une forêt… Le film est structuré autour d’un jeu d’apparitions et de disparitions, proche de l’économie d’un récit fabuleux. Peux-tu nous en parler ?
David Ingels : Je pense beaucoup à cette idée du conte. C’est pas nouveau : dans mes précédents courts, il y avait déjà cette idée qui les traversait. Je ne sais pas si je m’inspire directement du conte au sens strict, mais par contre je m’inspire beaucoup de la poésie médiévale. Dans ce type de textes, il y a l’idée d’une histoire qui est magique : ils se disent des choses relativement banales, mais pour moi ça ne l’est pas tant que ça… Ils se rappellent une mémoire, des choses de l’enfance. Il y a une forme d’espièglerie, à se dire comme les personnages : « Ah, mais tu étais où ? – Bah, j’étais dans la forêt » – alors qu’on est dans la forêt depuis le début…
Par « magie », j’entends qu’un élément en convoque un autre. Ainsi, le chant d’oiseau convoque une méditation sur la vie. C’est un peu des images préconçues de la poésie… Le film se construit autour de choses qui en appellent ou en chassent d’autres, des choses qui rentrent ou sortent du plan. Je ne m’inspire donc pas ouvertement d’une formule de conte, mais peut-être plus de son imaginaire. C’est aussi pour ça que le film est structuré avec une musique au début, au milieu, et à la fin : annoncer que quelque chose se passe au-delà des apparences, qu’il se joue quelque chose de plus profond. Ça fait partie d’une forme de poésie qui est un peu magique.
T : Il y a une banalité des dialogues qui, pourtant, semblent guidés par une même idée : ils racontent l’histoire d’une journée dans la vie du soleil. L’image aussi, puisque c’est ce qui semble t’intéresser tout au long du film. Les personnages seraient donc là juste pour relayer le conte du soleil ?
DI : Oui, il y a quelque chose autour du soleil. C’est vrai que elle, elle parle du soleil qui se couche derrière la crête, qu’elle trouve différent parce que les sapins ont été coupés. Puis à la fin, on voit effectivement ce soleil disparaître… Dans le synopsis, j’ai écrit que c’est deux cousins qui se retrouvent, mais sont attristés de voir que la forêt a été coupée – et puis ce troisième personnage arrive, un jeune homme qui amène le soleil avec lui. J’aimais bien cette idée du personnage qui arrive comme le soleil, pour les réconforter comme si c’était ses enfants ou ses amis.
T : Un bon compagnon finalement.
DI : Voilà, c’est le bon compagnon qui vient et qui les réconforte alors qu’ils traversent quelque chose qui n’est pas forcément facile. Ça se niche dans des jeux de reflets, dans le chagrin amoureux d’un jeune homme, dans cette femme qui est occupée à aider quelqu’un dans un travail, dans cette relation ambigüe qui se crée avec ces deux jeunes hommes.
Et pourtant il ne se passe rien : on regarde le soleil se coucher, puis on part avec cette pensée que le soleil va se relever parce que le demain est toujours demain. La vie qui reprend est une idée qui me tient à cœur : les bois ont été coupés quasiment deux semaines avant qu’on tourne, donc c’était assez dur à vivre parce que c’est une forêt que je connais très très bien. C’est l’endroit où j’allais quand je n’allais pas bien. C’était vraiment mon refuge à moi.
T : Tu n’étais pas au courant que ça allait être coupé ?
DI : Je savais qu’on coupait dans la forêt. Les arbres avaient déjà été coupés il y a 3 ans. J’avais déjà fait un film là-dessus. Mais ils n’avaient coupé qu’un petit peu. Là, ils ont vraiment tout coupé. Le lieu a gardé de son charme, mais c’est vrai que c’était quand même assez violent et effectivement pas très marrant pour les bûcherons non plus, parce qu’ils se sont fait insulter par certains promeneurs qui ne comprennent pas. Et en même temps c’était une façon, ma façon à moi, d’en vivre le deuil, d’accepter ça et de se dire ensuite que les arbres vont repousser.
T : D’autant que ça a l’air d’être curatif plutôt qu’industriel.
DI : Si j’avais fait ce film et que c’était une coupe d’un industriel véreux, ça n’aurait pas du tout donné le même film. Mais c’est bien aussi parce que dans tout le domaine forestier – c’est un peu technique –, il y a d’une part les endroits dédiés à la coupe industrielle pour une petite partie, et d’autre part des enjeux de gestion. C’est toujours compliqué. Les gens essayent de faire de leur mieux : la forêt qu’on gère aujourd’hui, c’est une forêt qui a été plantée il y a 60 ou 70 ans. On gère tout sur des cycles qui sont très étranges. Et c’est pour ça qu’il parle des champs de blé, qu’il dit : « Ah oui, ici, il y avait des champs de blé il y a très longtemps. ». Ça me faisait un peu rire, il y a une sorte de bizarrerie et en même temps, c’est une vraie histoire. C’est-à-dire qu’à l’Antiquité – j’avais vu un panneau dans mon village – c’était écrit : « Oui, ici c’était des champs de blé. ». C’est un peu bizarre quoi. C’est des échelles très longues et très petites à la fois.
T : C’est quand même un lieu assez étrange la forêt en ce sens-là où justement, c’est un endroit qui renferme un espace-temps extrêmement long qui peut remonter à des milliers d’années et en même temps qui peut disparaître en un coup de machette, un incendie. La temporalité amenée par la course du soleil est aussi complètement distendue par rapport à ce passage du temps beaucoup plus long.
DI : Il y a un lieu où il reste encore des arbres, celui où sont la plupart des moments du film et où il parlent. Ils découvrent une coupe mais après le tournage ils ont continué de couper. C’est très émouvant parce qu’il y a plein de lieux qui ont vraiment disparu. Ils ont gardé quelque chose qui est assez réconfortant mais il y a quand même beaucoup de choses qui ont disparu… Quand ils racontent l’anecdote des sangliers, ce lieu, il n’y a plus rien. Ils ont tout rasé. On ne comprenait pas parce qu’on ne voyait pas que les arbres étaient malades, mais c’était bien le cas. Tout à coup, il y a une trouée dans la forêt. Le soleil est différent. Enfin, c’est ce genre de choses très petites qui fait que quand on se promène dans une forêt, on se dit : « tiens, il y a un truc qui a changé, c’est étrange… ». En fait, il y a juste une grosse clairière qui n’existait pas il y a cinq ans. Quand on repasse cinq à dix ans après, la clairière a disparu. Il y a des arbres. Donc il y a cette espèce d’échelle aussi que je trouve intéressante, parce que je trouve que nos générations ont un peu l’impression que le monde est immuable, que le monde ne bouge pas et que tout reste comme dans notre enfance. Dans mon enfance, c’était chouette, donc forcément j’ai ce souvenir là. Alors que la forêt, par exemple, sur la question du réchauffement climatique on y est confronté tout de suite.
T : Oui c’est très écologique.
DI : Ça arrive tout de suite et c’est pas juste de l’écologie au sens politique, c’est aussi juste se reconnecter à quelque chose pour moi qui est très important, qui fait que ce n’est pas du solutionnisme. Se dire : « si on regarde les oiseaux et qu’on est heureux de regarder les oiseaux, on arrêtera de les tuer en faisant n’importe quoi. » C’est peut-être un peu naïf, un peu fleur bleu, mais il faut du poétique aussi dans le politique. Si c’est que politique on fait de l’activisme comme dirait l’autre. Puis la dimension politique, c’est faire jouer peut-être aussi des gens qui ne sont pas acteurs et montrer des gens qui sont heureux de faire un film puisque ce n’est pas leur métier.
T : C’est une opportunité.
DI : C’est une espèce de joie parce que faire un film c’est quand même une activité très étrange !
T : D’ailleurs ça se ressent un petit peu, ce qui m’amène à te demander la part d’improvisation dans ces dialogues. Ce qui est très fort c’est qu’on a tous eu ce genre de conversation où il ne se dit pas grand chose et en même temps tout à la fois.
DI : Je ne l’avais pas vu comme ça. Je pensais que j’avais écrit un scénario très bien et puis après on m’a dit non ! Le producteur m’a dit « ouais super, il est super ton film et vraiment il n’est pas du tout narratif ». J’ai répondu « Ah bon ? ». Je ne comprenais pas mais maintenant j’ai compris. Il y a quelque chose d’un peu méditatif à voir des gens qui se disent vraiment ce qu’ils se diraient dans la forêt et, en même temps, il ne se joue pas que ça. Je laissais les non-comédiens s’approprier le texte. L’anecdote du sanglier m’est vraiment arrivée. J’ai vraiment filmé avec mon téléphone mais je n’ai jamais réussi à raconter l’anecdote aussi bien que Simon qui joue le personnage. Édouard lui c’est un petit peu différent parce que c’est un acteur professionnel donc il faut lui demander quelque chose. Un non-acteur je le filme, je dis : « regarde le soleil ». Et il peut être hyper émouvant parce qu’il est lui-même. Un acteur se retrouve toujours devant des masques. Edouard joue quand même dans des films un petit peu décalés, c’est vrai (Sophie Fillières, ndlr). Il faut aussi nourrir l’imaginaire de l’acteur. Un non-acteur c’est un peu différent, et en même temps j’apprends à faire avec cette méthode-là aussi. Mais le texte reste assez précis.
T: C’est intéressant qu’ils aient réussi à retranscrire une forme de spontanéité alors qu’ils ne jouent pas tous avec la même expérience.
DI : Ils étaient très à l’aise et c’était très étonnant. J’ai fait jouer ma cousine qui a accepté pour me faire plaisir, elle ne voulait vraiment pas le faire. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi à l’aise avec un texte de dialogue. C’est dire, il m’est arrivé un truc qui m’arrive jamais : faire un plan, une prise, et c’était parfait. Elle n’avait jamais joué de sa vie. Et c’était très impressionnant ; elle est très émouvante parce qu’elle a sa façon à elle d’être. Une façon d’être un peu rêveuse des gens. C’est aussi des personnes qu’on ne voit pas au cinéma ou très peu.
T : J’ai un peu pensé à Pierre Creton et notamment Sept Promenades avec Mark Brown. Je me demandais à quel point tu étais familier de ce cinéaste.
DI : On a le même producteur. Je ne connaissais pas les films de Pierre Creton quand on s’est rencontré avec mon producteur. Apparemment tous les deux ont adoré ce que j’avais fait. Alors moi j’étais très étonné parce que mes films, personne ne les avait vu. « Vous aimez bien ce que je fais ? » Bon, très bien, formidable ! C’était un peu surprenant. Quand j’ai vu Un prince – j’ai pas tout vu de Pierre – et Les Sept Promenades, j’ai compris et en même temps, ça se situait vraiment à un endroit qui est un peu différent du mien. C’est-à-dire que c’est très proche, et en même temps, c’est vraiment un autre univers. Cette question du territoire, du lieu et aussi de la mémoire qui traverse ces films… Le nom des choses, le fait de regarder les fleurs et d’être content de regarder les fleurs… On pourrait trouver que c’est un peu une posture mais non, je pense que c’est quelque chose de sérieux. Quand je vois des gens dans ma famille en montagne qui me parlent du nom des fleurs et que je ne comprends rien parce que ça fuse, je trouve ça très beau. Ils connaissent un lieu, un territoire.
T : J’imagine qu’ils savent aussi leur usage médicinal par exemple.
DI : Tout à fait. Toutes les générations avant l’industrialisation, même jusque dans les années 1950 je pense, les connaissaient assez bien. Nous, on est un peu différent vu qu’on utilise l’ordinateur. Quand j’ai commencé à regarder les oiseaux, je tapais le nom de l’oiseau sur internet pour savoir à quoi ça ressemblait, puis je trouvais le nom précis. C’est comme ça que j’ai appris.
T : Tu es parti de la musique en particulier ?
DI : Mes films parlent beaucoup de la musique, d’une émotion qui me touche. C’est assez intuitif. Il n’y a pas de construction mentale. Du moins pour l’instant. Maintenant, j’essaie d’être un petit peu plus rigoureux, mais il y a toujours une sorte de rencontre qui est assez heureuse. Peut-être que ce qui me touchait, c’était aussi justement cette question du lieu, de la forêt où on va aller se se reposer d’un chagrin amoureux. Même si in fine, le lieu où on va se reposer, il a été coupé. C’est un chant d’amour. C’est deux amants qui doivent se rejoindre et un des amants ne vient pas. Le jour va venir et ils vont se louper. Et en même temps, le jour en venant va amener un changement et quelque chose de positif aussi à ça. C’est donc aussi une poésie qui est très délicate, qui est très belle. Juste la question musicale, les instruments, la langue aussi, c’est de l’Occitan médiéval. C’est ce qui me plait peut-être aussi dans le cinéma iranien ou russe. C’est qu’ils vont utiliser des vieilles mélodies ou de vieux instruments, et les retrouver, c’est retrouver aussi une sorte de vieille histoire qui se rejoue en permanence.
T: Instruments qui sont faits avec le bois des forêts.
DI : Oui complètement. Je repense aussi à ce que je disais tout à l’heure quand je parlais du fait que nous sommes une génération qui ne veut pas que ça change. Il y a une sorte de violence à accepter que les choses changent. On a grandi avec l’imaginaire de nos parents, une forme de stabilité qui s’est installée. Le monde a toujours été dangereux à vivre mais cela ne correspond pas tout à fait peut-être à l’enfance qu’on a pu avoir dans les années 1990-2000. J’ai un peu cette sensation, mais peut-être parce qu’on se posait pas toutes ces questions à ce moment-là.
T : Surtout qu’on a peur que ce genre d’endroits qui, certes changent, disparaissent complètement.
DI : En effet, et en même temps, une forêt coupée, on revient trois ans après, tout a repoussé. Par exemple, les arbres dans la forêt, c’est des sapins qui ont été plantés par des hommes. C’est un forestier qui m’a expliqué que les arbres avaient été plantés dans les années 1950 donc les forêts ont soixante-dix ans. Mais ils ont planté des arbres qui ne poussent pas du tout à cette altitude. C’est des arbres qui poussaient naturellement beaucoup plus haut. Donc comment l’homme a touché la forêt, a changé des choses. Nous, on s’est habitué à quelque chose qu’on trouve beau. Donc c’est comment retrouver la beauté quand elle change, enfin quand elle se déplace.
T : C’est cinématographique le mouvement, la beauté.
DI : Bien-sûr. Chercher la joie, pour moi, c’est vraiment quelque chose d’important et associé à beaucoup de mélancolie. La musique, d’ailleurs, est très mélancolique. C’est quand même assez triste tout ce qui s’y raconte. C’est vraiment lyrique. C’est un peu dramatique et, en même temps, il y a une vraie joie aussi à mettre ça en relief avec des personnages qui sont là et qui se racontent des trucs.
T : D’ailleurs, il y a un peu une forme d’humour dans ce dialogue justement quand ils sont tous les trois et que c’est Simon qui demande : « je t’ai pas déjà croisé quelque part, là bas dans la forêt ? ». Il y a une forme de précision dans l’imprécision ou d’imprécision dans la précision qui est assez comique parce que on n’est pas du tout dans leur tête. Donc « par là », pour nous, c’est la forêt, encore la forêt, mais où précisément ? Impossible à dire.
DI : Ça me faisait mourir de rire. Ils sont dans la forêt tous les deux et il lui dit : « – Ah ouais on s’est vu mais où ça ? » « – Ah bah là-bas » ! On est dans une forêt, évidemment qu’ils se sont croisés dans la forêt. Avec une sorte d’incongruité qui venait d’un autre film, ça s’est un peu improvisé comme ça. Ils se racontaient des trucs, mais c’était un peu lunaire. On pourrait trouver que c’est une posture, une facilité. Moi je trouve qu’il y a une vraie joie à jouer cette espèce de cocasserie. Avec mon voisin là où j’habite, on a des discussions hyper drôles. Enfin, je pense que si quelqu’un voyait ça à l’extérieur… ! C’est bizarre ce qu’on se raconte, et on est là, on est content, puis on parle de la pluie du beau temps ! Je suis très heureux dans ces moments-là, j’oublie mes problèmes et je trouve que c’est chouette de retrouver ça dans le cinéma. De le faire vivre, parce que c’est chouette de le vivre.
Entretien réalisé par Zoé Lhuillier
le 7 juillet 2025 à la Cinémathèque Française, Paris