Pierre Creton et Vincent Barré : « C’est peut-être ça la mise en scène : choisir son équipe »

Entretien avec Pierre Creton et Vincent Barré pour Sept promenades avec Mark Brown

Les films de Pierre Creton constituent peu à peu une communauté autonome rare et précieuse, d’arpenteurs et promeneuses désirant regarder et prendre le temps de voir. Dans Un Prince déjà, le cadre végétal se donnait à contempler dans toute sa splendeur, et convergeait vers le même idéal politique et érotique que celui découvert par Pierre-Joseph : un refuge hors de la société, hors du temps. Alors filmer, pour Pierre Creton et Vincent Barré, qui co-signent ces Sept promenades avec Mark Brown, c’est comme redoubler son regard, et donc d’attention à l’égard du monde qui nous entoure. Avec la même méticulosité, leurs caméras capturent mains et fleurs, les rendant à leur toute-force désirable par l’amourosité de leur démarche.

Ce nouveau film, nouvelle pierre ajoutée à cette œuvre essentielle, fut encore une fois l’occasion de reprendre le dialogue avec ce cinéaste chéri par la rédaction. Il était cette fois accompagné de Vincent Barré et Mark Brown, des visages et voix familières de sa filmographie, et avec lesquels nous nous accordons vite sur l’essentiel…

Tsounami : Vous êtes le premier cinéaste à être deux fois interviewé dans Tsounami. Nous nous étions rencontrés pour Un Prince

Pierre Creton : Oui, je me souviens très bien ! Ici-même, dans cette pièce..?

T : Exactement ! Pour commencer, comment ça va ?

Vincent Barré : Ça va !

PC : On est trois jours à Paris.

T : C’est donc une visite express ?

PC : Oh bah… trois jours, c’est beaucoup ! [rires]

T : Dans chacun de vos films, nous ressentons l’omniprésence de Pierre Michon, auteur de la ruralité, avec cette présence des vies minuscules, et nous aurions aimé connaître votre rapport à cet écrivain.

VB : C’est le premier livre que m’a offert Pierre : les Vies minuscules. Et tu penses aux vies minuscules humaines ou aux vies minuscules des plantes ?

T : Avec le film, c’est celle des plantes, mais aussi des insectes, des pollinisateurs. En tout cas, l’herbier nous a donné aussi cette possibilité de regarder des vies que l’on observe rarement.

VB : Pendant le montage des images de notre premier film dans l’Himalaya – celui qui a déclenché à Mark l’envie des Sept promenades -, on a dit les poèmes de Philippe Jaccottet (Et, néanmoins) sur les vies minuscules, celles que l’on ne voit pas. Sauf qu’on est en ras de terre ; donc on est bien dans notre sujet.

T : Effectivement, beaucoup d’écrivains semblent être omniprésents dans votre travail. Comment s’est agencé celui des Sept promenades ?

PC : Je dirais que c’est plutôt un long mûrissement. Il faut revenir à notre rencontre avec Mark, il y a environ 15 ans, quand on a été invité avec Vincent, au Bois des Moutiers, à Varengeville, à un séminaire sur le voyage des plantes pour présenter notre film L’Arc d’Iris. Mark a vu le film et a dit : « Il faut faire ça ici ».

Mark Brown : Je me suis dit, « Enfin, on entend les plantes, la voix des plantes ». C’est unique, je n’avais jamais vu ça. Il fallait donner la voix aux plantes de chez nous.

PC : Et comme tu le dis dans les Sept promenades, il faut filmer et non pas photographier, parce qu’on saisit l’âme des plantes. Mais sur ces 15 ans, enfin un peu moins de 15 ans puisqu’il y a eu entre temps Un prince il y a 2 ans, quand on est allé voir Mark, c’était pour ces deux choses en même temps [pour Un Prince et Sept promenades]. Alors on s’est vu de loin en loin, on a vécu chacun de nos côtés nos propres existences, mais avec nos jardins, nos lectures et nos projets. Et disons que sur ces 15 ans, on n’a pas fait que ça. On a fait ça et puis on s’est retrouvé. On savait qu’on se retrouverait.

Tsounami : Dans le « Il faut faire ça ici », c’est le rapport à la proximité géographique qui est percutant. Ça nous amène à penser que dans le film, il y a aussi quelque chose de l’ordre du collectif, avec une bande d’amis où la proximité, avant d’être géographique, est affective. Est-ce que vous considérez ne pouvoir travailler qu’entre amis et, si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

PC : Je ne sais pas si on pourrait, nous, travailler que comme ça, mais j’ai l’impression que souvent les désirs partent de là, de quelque chose qui est partagé dans l’amitié. Mais pour les Sept promenades, on n’avait pas prémédité que l’amitié serait si présente, si à ce point. Ce n’est pas le sujet du film, alors que ça peut l’être dans Un prince par exemple. Le projet, c’était un road-movie phytocentré, ou plutôt l’amour qu’on porte aux plantes, on avait envie de…

MB : …leur donner une voix…

PC : …et de partager ensemble, oui.

VB : Et pour finir, c’est ce qu’il s’est passé. Parce que c’est sept journées de tournage avec la même petite équipe de base que l’on voit : Antoine Pirotte, Sophie [Roger], Pierre, moi, Mark et Arnaud Dommerc. Et puis se joignent quelques habitants : la directrice du parc, ou Catherine, une amie botaniste de Pierre, ou bien Pierre Barray, qui est là, qui nous accompagne, nous héberge et nous gâte. Les choses se sont faites un peu naturellement, chacun vacant à une chose, une mission qu’il s’était donné. Pierre était toujours extérieur puisqu’on ne le voit jamais dans l’image. C’était lui qui filmait, qui contrôlait tout, et était le seul à entendre la voix de Mark. Les autres tournaient autour. On ne savait pas ce qu’il se passait, ni ce que disait Mark comme il s’adressait au micro. Ça faisat un climat un peu particulier.

T : Vous parlez de préméditation. À quel point le film dans son ensemble est prémédité ? Comment avez-vous pensé les deux parties par exemple ?

PC : Au départ, le numérique et l’argentique devaient être imbriqués. Quand je parlais de mûrissement à la proposition de Mark de filmer les plantes ici, c’est vrai que je dirais qu’on a attendu 15 ans Antoine Pirotte et sa formation à l’argentique [rires]. Et on s’est dit, voilà, on va revenir à l’origine du cinéma comme Mark à l’origine des plantes. C’était le bon moment.

VB : L’origine du projet, c’était plutôt l’argentique. Ensuite, on s’est dit : on va saisir ce qui se passe pendant, on va regarder le cadre, dans quel cadre ça se situe. Et très vite, dès le premier ou deuxième jour de tournage peut-être, c’était clair pour Pierre que ça serait deux parties.

T : La seconde partie nous a surprise. Nous pensions que ça allait être deux heures de déambulation, de vie de tournage sans que le rendu de l’argentique apparaisse et prenne autant de place. Et dans cette surprise, a posteriori, nous avons eu le sentiment que le travail avait été scindé, avec deux regards qui finalement se mêlent en un seul film. Ça déjoue les attentes d’avoir scindé le film de manière aussi claire et d’avoir mis le « making-of », en première partie.

PC : Alors « making-of » c’est un mot que je déteste, et ce n’est pas le seul d’ailleurs [rires]. C’est comme « casting » ou « repérage », enfin, c’est vraiment des termes de cinéma que je n’aime pas.

VB : Tu dis quoi à la place ?

PC : Bah on appelle ça « tournage » [rires]. Au départ, j’étais parti moi pour filmer les paysages et les habitants. Et Antoine, en argentique, les plantes. Et puis je ne sais pas, je me suis pris très vite, dès le départ, à filmer ce qu’il se passait entre nous.

VB : Il s’est passé, à ce que je devine puisque j’entendais pas, que la voix était très prenante. Tout le temps, la voix de Mark accompagnait, et qu’il soit loin ou qu’il soit proche, il disait, « Ah ceci, cela », et Pierre pouvait donc tout de suite mettre son œil, son regard, en relation avec ce qui se passait à ce moment-là.

PC : Et pas forcément sur Mark, ça pouvait être sur la forêt ou la végétation.

T : Dans la postface de Marcher au cinéma, lignes d’existences de Corinne Maury, vous faites une très belle analogie entre le cinéma et la marche, comme quoi ce sont deux démarches qui vont de paire. Et nous nous en rendons d’autant plus compte avec le film. Aviez-vous déjà conscience de ça, qu’à travers la marche le cinéma se joint, ou est-ce que Sept promenades a participé à prendre conscience de ce fait là ?

PC : Non, ça c’est dès le départ, quand on a commencé à faire des films ensemble. La marche a vraiment été ce qui nous a rassemblé – avec la différence que Vincent est un grand voyageur et moi un grand sédentaire, que Vincent marche dans l’Himalaya et moi sur la falaise autour de la maison. Et ça a été un moyen pour nous de faire des films ensemble.

VB : L’Arc d’Iris est le point de départ. On est dans des vallées entre 3000 et 5000 mètres. Le passage des cols, c’est des vallées habitées, on y est allés sans savoir au juste ce qu’on ferait. On n’était pas sûr de ce qu’on ce qu’on allait filmer. Ce qu’on savait, c’est qu’on ne filmerait pas les enfants morveux et les choses pittoresques de l’Himalaya, des hautes vallées bouddhistes. Mais filmer les fleurs très bas, à ras de terre, avec les paysages et l’ambiance sonore des lieux qu’on traversait, qui étaient souvent des lieux habités, c’était un parti pris. C’était lié à une marche assez dure parce que c’est très haut, on a le souffle court. Le voyage, métaphoriquement, pour moi, c’est être ailleurs. C’est s’embarquer en vis-à-vis de soi-même. Et donc ici, c’était une petite communauté qui marchait, une troupe. Mark apparaît comme le gourou [rires] !

MB : Déjà que les gens se plaignent que les botanistes marchent lentement, qu’ils regardent tout… les cinéastes, c’est dix fois pire !

VB : Et là encore, il n’y avait pas l’argentique…

T : Et si Mark était chef de troupe, avait-il aussi sa place dans la post-production ? Au montage, par exemple ?

VB : Non, Mark n’a pas participé au montage. Mark a parlé sur les images une fois seulement le film monté. On a monté le numérique, puis l’argentique. Quand c’était prêt, on a fait venir Mark. On a fait construire une petite chambre sonore, avec des couvertures, et on était tous coude-à-coude devant l’écran. Mark découvrait ce qu’on avait monté. Il redécouvrait les fleurs, ce qu’on n’avait pas pu voir pendant le tournage. Et là, il parle à voix très douce. Il cherche à se remémorer les lieux, voire éventuellement les espèces. Ensuite, on lui montre le tournage et là, Mark dit : « Ah mais j’ai déjà dit tout ça, on entend trop ma voix, ça suffit. Il faut que la seconde partie soit muette ». Mais non, il nous fallait le nom des plantes. Et là, on a refait une prise de son où il dit uniquement le nom des plantes avec une voix plus assurée, si bien que dans cette seconde partie, on sent qu’il y a deux timbres de voix. Une voix, qu’on appelle la voix poétique et une autre qu’on appelle la voix scientifique et qui assure le nom des plantes.

T : Avec la balade, il y a aussi quelque chose de très horizontal, de démocratique. On accueille les pensées, les réflexions de tous. Et dans la promenade justement, il n’y a pas du tout de rapport autoritaire ou vertical. Votre mise en scène participe de ça : laisser autant de place à tout le monde.

PC : Est-ce qu’on peut parler de mise en scène [rires] ? Je ne crois pas qu’on puisse parler de mise en scène. Il y a un programme, il y a une carte, il y a une carte qui sont des lieux qu’on avait décidé préalablement. On savait où on allait, mais on ne savait pas du tout ce qu’on allait trouver ; on crée les conditions et après on accueille.

MB : C’est vous qui avez quand même construit l’équipe, hein ?

PC : Oui, c’est peut-être ça la mise en scène : choisir son équipe. 

VB : Et on connaissait les sites et les lieux. 

PC : Mais si on parle de mise en scène, c’est presque Mark qui l’a faite, parce que nous, on le suit et c’est tout. Après, on est quand même jardiniers Vincent et moi, on a nos propres jardins donc on ne débarque quand même pas sur un terrain totalement inconnu. Mais ceci dit, avant de filmer pour les Sept promenades, on a fait la visite avec Mark deux fois minimum, voire trois. Et c’est vrai que quand tu n’es pas extrêmement calé, quand tu n’as pas tant de connaissances que ça, ce n’est pas si évident. Si tu ne connais pas, tu ne vois rien. 

VB : Et pour visiter le jardin de Mark et il faut connaître le mot de passe [rires].

T : Est-ce que vous le donnez facilement ce mot de passe ?

PC : Il le donne mais il faut faire le travail [rires] ! 

MB : Je le donne, mais je veux l’explication et si vous ne savez pas ce que ça veut dire, vous ne rentrez pas [rires] ! Je ne suis pas là pour faire le botaniste à tout le monde.

T : Et comment tout cet attelage a pu, de là, prendre forme ?

VB : Cet attelage, la ferme normande, il nous a servi quand il a fallu présenter un projet au CNC. On pouvait pas dire « on va là parce qu’on pense que la flore est riche ». On avait choisi ces lieux parce qu’on les connaissait, mais aussi car on pensait qu’il y aurait des fleurs contrastées. Mais comme avec l’argentique, ça coûte assez cher, on avait un budget pour un certain nombre de bobines qui correspondait à 20 minutes d’enregistrement par jour. Sachant qu’on voulait 2 minutes par plan de près et 2 minutes de loin, ça fait 4 minutes, donc 5 plans par jour. Mark voyait quelles étaient les choses importantes. Et là, une fois qu’on les avait désignés à Antoine et Sophie, ils cherchaient leur point de vue. Ce n’était pas un foisonnement d’images qu’on pouvait faire. Le déplacement était lent. La recherche du lieu était lente. La tendance était lente. Bref, c’était des journées bien remplies.

T : Cette économie se ressent dans le geste total avec les deux types de caméra et c’est la chose la plus émouvante finalement, d’observer qu’il y avait des restrictions. Et qu’il est possible de faire quelque chose qui finalement prend de l’ampleur. Et d’ailleurs, pour cet herbier, on n’a tout simplement jamais vu ça. Avez-vous travaillé avec des références audiovisuelles ou connaissiez-vous des personnes qui ont pu faire un travail s’approchant du votre ? Cela nous semble véritablement unique dans l’histoire du cinéma…

VB : Non, on n’avait pas de modèle. On sait que Arte fait des films sur des contrées lointaines.

PC : Mais je ne sais pas si les cinéastes dont on s’est senti le plus proche avaient un rapport direct aux fleurs. Par exemple Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. 

VB : Oui, et Jean-Daniel Pollet.

T : Cela se ressent aussi dans le rapport intime que vous instaurez avec chaque chose prise dans sa singularité : chaque image, chaque plante, et nous donner place et temps pour contempler chacune de ces vies minuscules. C’est un beau geste rendu aux plantes.

VB : Ça leur donne aussi une profondeur dans le temps, une profondeur dans l’espace, parce qu’on parle de géologie, on parle d’occupation humaine, on parle de siècles ou de millions de siècles, c’est ça, [rires] millions d’années, pardon ! C’est vertigineux.

Entretien réalisé à Paris le 14 janvier 2025 par Nicolas Moreno et Aliosha Costes
Retranscription : Ambre Guidicelli (remerciements infinis)

Sept promenades avec Mark Brown de Pierre Creton et Vincent Barré, en salles le 15 janvier 2025.