Entretien avec Thierry de Peretti, à propos du cinéma d’Edward Yang | Événement Edward Yang
Quelques jours après avoir élaboré le sommaire de ce dossier, une case restait en suspens : qui allait écrire sur Yi Yi, le dernier film d’Edward Yang ? Une idée alors, très simple : demander à l’un de ses héritiers de nous en parler. L’évidence était là, il fallait proposer une carte blanche à Thierry de Peretti, qui ne s’est jamais caché de son admiration pour son cinéma. Si vous voulez comprendre le cinéma de Thierry de Peretti, il faut voir les films d’Edward Yang ! Après quelques échanges par mail, nous nous mettons d’accord sur la forme de l’entretien à distance. Tsounami à Paris, Thierry à Ajaccio. Yi Yi devient alors le point de départ d’une discussion plus vaste, pour parler du cinéma d’Edward Yang, ainsi que de tout ce qu’il offre à ses successeurs.
Thierry de Peretti : J’espère que l’occasion des ressorties fera découvrir les films d’Edward Yang à un grand nombre de spectateurs.
Tsounami : Comment découvres-tu ce cinéma-là ? À la rédaction, on a très vite établi que notre génération a découvert la Nouvelle Vague Taïwanaise à travers les plateformes SVOD comme MUBI, qui mettent les films souvent en avant… Mais pour ta génération cela doit être différent ?
TdP : Tout d’abord, je dois dire que c’est le cinéma le plus important pour moi comme cinéaste et aussi pour le spectateur que je suis devenu à partir au début des années 2000 : le cinéma d’Edward Yang, avec celui de Hou Hsiao-hsien, et aussi, de manière plus indirecte, celui de Tsai Ming-Liang (même s’il ne se reconnait pas sous l’appellation nouveau cinéma taïwanais). C’est celui qui aura le plus compté. C’est un point de départ en même temps qu’un cinéma qui m’a profondément et durablement impressionné, bouleversé, appris, mais aussi m’a donné des autorisations.
C’est par Yi Yi, en 2000, un des rares films d’Edward Yang qui sort en salles, que je découvre cette nouvelle vague (A Brighter Summer Day avait eu une très courte exploitation en 1992 dans sa forme abrégée, ndlr). Je suis sidéré par le film pour de nombreuses raisons. La première, c’est que je n’avais jamais vu ça, jamais entendu ces récits-là, cette façon de filmer et de jouer. Je n’avais jamais vu Taïwan, son peuple. Je m’aperçois soudainement de mon ignorance quant à cette île, son histoire, pour partie partagée avec la Chine. Je me rends compte de mes préjugés sur une partie du cinéma chinois, que j’associais donc par ignorance et par extension au cinéma taïwanais.
Ce préjugé me faisait sans doute considérer que tout le cinéma chinois était plutôt outré dans ses expressions, le jeu des acteurs, etc. Très éloigné du contemporain. Et puis d’un coup je vois Yi Yi et je me dis : ah ouais, d’accord, je suis vraiment à côté !
Le jeu d’acteur loin des codes des films de genre chinois d’abord… Soudain tout est beaucoup plus neuf, plus minimal ou intérieur que ce que j’avais vu jusque-là ou que ce que j’imaginais… Ce qui se passe entre les personnages, leur manière de se parler, de boire, de bouger dans l’espace…
Je découvre donc par Yi Yi, la beauté du cinéma taïwanais. Et il y a chez Yang une dimension qui m’électrise tout de suite, c’est ce qu’il filme la grande ville scintillante : Taipei. Son cinéma est celui d’une exactitude des lieux, de la lumière et de la connaissance intime de celles et ceux qu’il met en scène. Cette précision et aussi la liberté que l’on sent, la vie qui circule dans tous les plans… Soudain on sent bien que quelque chose de la modernité du monde au cinéma est là-bas, dans ce territoire où on ne l’avait pas l’attendu.
Et puis c’est la première fois qu’un cinéma me tend un miroir aussi fort, me renvoie à l’endroit d’où je viens, la Corse. Je n’avais jamais senti cette proximité-là dans un film avant. Et donc ça me permet de regarder la Corse, un territoire qui lui aussi n’a été que peu filmé par le cinéma, un peu autrement. L’analogie peut sembler forcée mais je ressens ça immédiatement en voyant les films de Yang, une symétrie m’apparait entre les deux iles.
Et je repère aussi, même si ça peut paraitre anecdotique que le nom portugais de Taïwan est Formose, qui veut dire Île de beauté, comme Kalliste qui est le nom grec de la Corse. Taïwan est une île coincée, occupée successivement par les deux puissances coloniales, chinoise et japonaise, comme la Corse, l’a été par la France et avant elle par la République de Gènes. Coincée et violentée par deux puissances coloniales également, donc. Je crois que c’est cette sorte de gémellité qui m’a donné une impulsion.
C’est ce nouveau cinéma taiwanais que je découvre presque vingt plus tard après qu’il ait été tourné – sauf Yi Yi – et au moment de commencer moi-même à faire des films, en me demandant si c’est une bonne idée, qu’il me montre alors un chemin. Un double chemin même, celui de l’Histoire et du contemporain. L’histoire contemporaine de la Corse, si tourmentée, si violente, j’ai eu la sensation à ce moment-là, que seul le cinéma pouvait faire sentir ce qu’elle a été de manière pleine et sensible. Capturer la réalité d’une époque et lui répondre en disant toutes les inquiétudes et parfois l’amertume que cette époque a suscité en nous.
Yi Yi m’impressionne aussi par la virtuosité avec laquelle il passe d’un récit et d’un personnage à l’autre. Il le fait avec une choralité nouvelle, loin de celle que l’on peut voir dans les films occidentaux, américains notamment.
Ce sont des films – et cela a déjà tellement été dit – qui ont à voir avec la modernité du cinéma, ils renvoient bien-sûr à la Nouvelle Vague française, au néoréalisme italien, à Antonioni, etc. Mais pourtant ce sont des films irréductiblement taïwanais. On le voit, c’est sidérant dans le rapport à la temporalité, aux durées et aux appuis dramaturgiques qui ne sont pas du tout là où on les trouve habituellement. J’ai l’impression en les découvrant qu’ils sont définitivement et profondément taïwanais dans leur rapport à l’urbanité mais surtout à la lumière et aux cadres. Les cadres et mouvements qui laissent tant de liberté aux personnages et donnent à voir Taïwan comme un lieu complexe et neuf. Yang filme une île en totale transformation, invente des nouveaux récits et son propre cinéma pour le montrer.
En revoyant Confusion chez Confucius (1992), il y a au début du film des cartons qui font un état des lieux de l’île passée en seulement vingt ans d’un état de pauvreté, de ruralité, à un boom économique et technologique dément… Yang filme son pays non pas en crise mais plutôt en état de complet renouvellement, comme le fera ensuite Jia Zhangke avec ses premiers films, Xiao Wu (1997), Platform (2000), ou Plaisirs Inconnus (2002) qui est pour moi le grand héritier. Même s’il n’y a pas que lui qui se revendique du nouveau cinéma taiwanais.
T : Il y a un autre cinéaste qui se réclame d’Edward Yang, c’est Wang Bing. Dans le documentaire Flowers of Taipei (2014), il décrit l’idée qu’entre deux générations de cinéma il s’est perdu quelque-chose : que la génération d’Edward Yang et de Hou Hsiao-hsien met en scène des personnages véritablement humains, là où la génération suivante perd ça, et fait du cinéma avant tout pour un scénario. En tout cas, ça devient autre chose, une transmission ne s’est pas faite, et qu’il faut que les cinéastes reviennent à cette humanité.
TdP : Même si je connais bien moins le cinéma chinois que Wang Bing, je suis d’accord. À titre personnel c’est ce que je cherche à retrouver dans chaque nouveau film taïwanais qui apparait. Je les attends, les espère, comme si j’allais retrouver ça, mais…
Il marque un temps.
Je ne peux pas dissocier ma découverte des films de Yang et du nouveau cinéma taïwanais, des textes d’Olivier Assayas et de Jean-Michel Frodon (dont le livre Le cinéma d’Edward Yang est re-publié cette année chez Carlotta, ndlr). Ils sont des passeurs importants de ces films-là en France, essentiels. Comme l’a été aussi Marco Müller qui un des premiers offre des programmations importantes en Europe aux films de Hou Hsiao-hsien et de Yang. Et bien évidemment aussi le Festival des Trois Continents à Nantes.
L’épisode de Cinéma de notre temps sur Hou Hsiao-hsien réalisé par Olivier Assayas (HHH un portrait de Hou Hsiao-hsien, 1997, ndlr) et les textes de Frodon ont été très précieux pour moi, ils remettent ce nouveau cinéma dans une perspective cinématographique et historique. Ils montrent également qu’il n’a pas vraiment eu d’héritiers directs ou alors, que très vite ça se disperse ailleurs, car la modernité au cinéma n’est assignée à résidence, elle n’est pas nationale.
Et pour en revenir à Yi Yi, on y voit effectivement des personnages pris dans leur rapport au présent. Leur rapport à la famille, à l’amour, à l’intériorité… D’une séquence à l’autre, beaucoup de choses d’eux se dévoilent à nous. La profondeur et la richesse de Yi Yi proviennent de ce récit en pâte feuilletée qui fait que chaque visionnage produit en toi une impression nouvelle. Ce sont des films que je revois pas mal. Je les montre ou bien j’organise des projections avant mes tournages pour à tout.e.s celleux avec qui je fais des films. De Edward Yang, en particulier A Brighter Summer Day, Taipei Story et Yi Yi. Ses autres films ont longtemps été inaccessibles.
Je me souviens, on était un groupe d’amis au milieu des années 2000, dont faisaient partie Mati Diop, Fabien Danesi, Yannick Casanova… Et on avait fini par mettre la main sur les autres films, mais dans des qualités dégradées, dans des exports sous-titrés en mandarin, donc autant dire avec des éléments qui nous échappaient un peu !
Il faut saluer Carlotta de donner accès à ces films dans ces nouvelles copies. Mahjong, que j’ai revu dernièrement est passionnant dans sa forme polyphonique aussi, même si d’une manière plus expressive et burlesque que dans Yi Yi.
T : Et surtout cynique ! Avec Confusion chez Confucius, les deux films forment un diptyque, ils se complètent bien. Ils sont le reflet de l’autre. Tandis que lorsque Yang revient à Yi Yi, les deux films ont été digérés.
TdP : C’est exactement ça. Mais par extension, Yang est un cinéaste que je découvre plus en profondeur après Hou Hsiao-hsien, qui m’a sidéré. C’est en partie pour ça aussi que je suis aussi si ému par Taipei Story (que Hou Hsiao-hsien produit, écrit, et dans lequel il interprète le rôle principal, ndlr). C’est beau de le voir en acteur principal, et c’est un vrai bon acteur. Là où ça me touche aussi, c’est dans cette idée du collectif à laquelle est associée le nouveau cinéma taïwanais.
Mais s’il est avant tout le fait d’une bande – cinéastes, acteurs, auteurs – cette vague aura été, et ça me semble essentiel, accompagnée, éclairée, par plusieurs critiques taiwanais et internationaux importants, des programmateurs, puis ensuite par une nouvelle génération de cinéastes. C’est un courant qui traverse le temps et les frontières et pourtant, le nombre des œuvres dont il est question n’est pas si grand et la période sur laquelle ils sont produits et tournés, courte.
Voir que Hou Hsiao-hsien a co-écrit et joué dans Taipei Story, c’est aussi comprendre mieux sa propre filmographie. Et c’est pareil quand Edward Yang joue et compose la musique du film de Hou Hsiao-hsien, Un été chez grand-père (1984)…
Il marque un temps.
Il y a aussi quelque chose chez Edward Yang auquel je pense souvent, c’est son désintérêt du didactisme. Flagrant notamment dans A Brighter Summer Day.
Pourtant le film, construit à partir de ses souvenirs de jeunesse, se déroule dans les années 1960, à un moment politique, historique très important : la Terreur Blanche.
C’est un récit lointain, mais qui est représenté de manière très exacte, avec des détails pas si accessibles y compris pour un spectateur taïwanais d’aujourd’hui. Mais lui se fout éperdument d’expliquer ou de simplifier. Ça ne veut pas dire qu’il méprise la clarté, mais le film va ailleurs, et c’est là la puissance de A Brighter… : il nous plonge au cœur d’une densité historique à laquelle tu souscris et crois. Et même si tu n’es pas taïwanais, cela te touche profondément. Car chez lui, l’Histoire a surtout un impact sur l’intime. Il filme Taïwan dans ses mutations, entre souvenir du passé colonial, mémoire de l’exil chinois et ivresse de la modernité. A Brighter Summer Day, qui est une tragédie adolescente, parle de la guerre civile en Chine, du déracinement des familles et aussi de la violence politique qui infuse les rues, les cours d’école et même les désirs. Encore une fois, comme chez Hou Hsiao-hsien, l’Histoire chez Yang n’est jamais expliquée frontalement, elle passe dans les ellipses, dans le quotidien. Leur cinéma a définitivement à voir avec la mémoire de leur île : la colonisation japonaise, la loi martiale, l’exil, la transmission entre les générations. Dans City of Sadness, surtout peut-être. Hou filme l’Histoire comme une ombre ou une rumeur qui fracture les liens et efface les repères.
Pour les trois films que j’ai tourné en Corse (Les Apaches, Une vie violente, À son image), c’est quelque chose auquel je pensais beaucoup.
Parce qu’il y a une pression de plus en plus forte pour aller au didactisme, pour faire comprendre de manière univoque les enjeux et les évider de toute aspérité historique ou véritablement politique.
Ce sont des reproches que l’on a pu me faire : – Oui, mais on ne comprend pas bien ici tel ou tel évènement, etc. Et à chaque fois je me dis que ça n’est pas si important. Les films ne se situent pas là. Edward Yang, comme Hou Hsiao-hsien, m’ont donné l’autorisation de me débarrasser du didactisme ou de la contextualisation pour me concentrer plutôt sur autre chose, l’expérience du temps et de la lumière, par exemple.
Wang Bing le dit très bien et c’est ce qui me touche tant chez Yang et Hou-Hsiao hsien : ils filment et racontent ce dont on se rappelle l’Histoire. Ce qui reste, de manière réelle, mais aussi de manière plus personnelle. Pour moi qui ai tenté de raconter des histoires passées d’une décennie ou deux à peine au moment où les films se tournent, ça a été très important.
T : Il y a de toute manière beaucoup d’échos entre l’œuvre d’Edward Yang et tes propres films. Sur la jeunesse et la violence, Les Apaches me semble correspondre à A Brighter Summer Day. Ce que tu dis sur la circulation de l’intrigue chez les personnages dans le cinéma d’Edward Yang se retrouve aussi dans tes films. Même À son image a un écho direct avec Yi Yi : Antonia ressemble beaucoup à Yang Yang dans leur rapport à la photographie. Est-ce que c’est conscient de ta part ? Parce que pour la rédaction, c’est un parallèle assez magnifique.
TdP : Ça fait plaisir si tu vois ça. C’est à la fois un peu conscient, et en même temps ce sont des films que j’ai beaucoup regardé, Yi Yi et Brighter. surtout au moment d’À son image, c’est vrai. Et malgré les sommets que les deux films atteignent, ils ne sont pas intimidants, ils ne t’empêchent pas d’imaginer des choses.
T : Oui d’une certaine manière ils font partie de toi !
TdP : J’ai l’impression de les avoir dans l’œil en permanence. Mais une de mes plus grandes joies quand je vois ou revois les films de Yang ou d’Hou Hsiao-hsien… En fait je pense souvent à Hou Hsiao-hsien en ce moment. On le sait, sa famille l’a dit, très fatigué, c’est une certaine émotion de se dire qu’on aura peut-être pas de nouveau film de lui…
Mais ce sont des films que j’ai souvent revu sur mon écran d’ordinateur et non pas en salles. J’ai petit à petit appris à les regarder, à appréhender leur richesse. Une partie du plaisir vient en partie de ça d’ailleurs, dans le fait de sentir ton regard qui change, d’abord à mesure que le film se déroule, mais aussi d’une vision à l’autre. C’est valorisant de sentir ça, je trouve. Rien n’est acquis, le film est comme un chemin qui change sous tes yeux à mesure que tu l’empruntes.
Dans À son image effectivement, il y a la question de la photographie, du point de vue, une mise en tension entre l’intime et le politique.
Je rêve de faire un film à Ajaccio où la ville est au centre, comme c’est le cas dans Yi Yi et Taipei Story.
T : Deux films surtout qui embrassent la ville dans toute sa mutation, ses contradictions, et cela sur deux décennies. Il y a là une cartographie précise…
TdP : C’est là que tous les stéréotypes volent en éclats par rapport aux lieux qu’on a en tête.
Un endroit n’est pas assimilable à un autre, une époque pas comparable à une autre.
Il y a eu aussi ce moment à Hong Kong dit de la seconde nouvelle vague, où chaque cinéaste filmait un quartier bien précis de la ville, le sien.
Dire que c’était des cinéastes de Hong Kong, ne voulait pas dire grand-chose – c’est une ville si vaste, un continent presque – Wong Kar-Wai est un cinéaste de ce quartier-là, Fruit Chan de celui-ci, Clara Law de cet autre encore, etc. Il faut assembler leur films, si on veut avoir une vue plus globale de la ville.
Se rendre compte de cette exactitude des points de vue est quelque chose de très stimulant.
Pour des gens de ma génération qui commençaient juste à envisager faire des films au début des années 2000, l’après Yang a aussi révélé la modernité du cinéma à plusieurs d’endroits sur la planète. Elle était passée dans les films de Jia Zhangke et de Wang Bing en Chine, d’Apichatpong Weerasethakul en Thaïlande, Miguel Gomes au Portugal… Pour ne citer qu’eux. Des gens d’une même génération qui ont commencé à faire leurs films presque en même temps. J’avais l’impression qu’ils avaient tous vu et été très marqués par les films de Yang.
Je pense à d’autres cinéastes encore, Tariq Teguia, Rabah Ameur-Zaïmeche… Et bon, exemplairement Tsai Ming-Liang, même si c’est finalement un cas à part. Mais quand tu regardes La Rivière ou Les Rebelles du dieu néon, les films se répondent avec force.
C’est pour ça que je dis qu’en premier Yang m’a donné des autorisations. Si je n’avais eu comme références que le cinéma français, je crois que je ne m’y serais pas retrouvé. En tout cas, les cinéastes français au moment où je commençais à faire des films avaient clairement d’autres références. Plus intimidantes et surtout plus anciennes.
T : Quelle est pour toi l’image marquante du cinéma d’Edward Yang ? Ce qui est apparu au sein de la rédaction, c’est qu’on a tous•tes une scène précise, mais jamais la même…
TdP : C’est assez difficile, je ne saurais pas dire, il y a tellement de choses… Dans Yi Yi bien sûr la scène du mariage qui ouvre le film… Mais j’aime particulièrement les scènes qui se passent dans les halls d’hôtel, les ascenseurs, sous les échangeurs d’autoroute en pleine ville… J’aime énormément voir de quelle manière les personnages sont intégrés dans la ville, comment elle joue sur eux, avec eux.
Il marque un temps.
Je trouve les scènes d’intérieurs dans lesquelles vivent les personnages particulièrement belles. On a l’impression que les acteurs vivent réellement là. Je ne comprends même pas comment Edward Yang ou Hou Hsiao-hsien font, comment ils arrivent à cette justesse, à ce tempo. Leurs acteurs dansent dans les lieux.
T : Il y a en plus une rigueur de mise en scène, de cadre, de déplacement du plan, c’est simple sans jamais être ennuyant !
TdP : Oui et puis voir comme les personnages circulent, entrent, sortent librement dans l’espace et comment ils s’inscrivent dans la durée du plan, c’est toujours très mystérieux, et envoutant. Je pense, que ça vient peut-être en partie du fait que, tout du moins dans les films contemporains, chez Hou Hsiao-hsien surtout, il filme chez lui. Dans les endroits qu’il fréquente et connait, les rues, les cafés qui sont aussi ceux de ses acteurs…
Presque tous les lieux dans À son image sont aussi des endroits dans lesquels je vis, où vivent mes proches, les personnes que je fréquente. Je les filme pour ces raisons personnelles, mais aussi parce que ce sont des lieux que je connais bien, alors je pense que je sais comment m’y prendre pour les filmer. Je sais où sera la lumière à telle heure de la journée, si le lieu sera fréquenté ou non, si c’est plus dynamique de s’asseoir de ce côté-ci ou du celui-là.
T : Ce sont les meilleurs repérages !
TdP : Exactement. On a très envie de savoir de quelle manière Yang tournait, en combien de temps, comment il écrivait aussi. Un autre cinéaste auquel je pense en parlant de lui c’est Hong Sang-soo.
T : Dit comme ça, c’est vrai que ça parait évident.
TdP : Il y a d’autres cinéastes auxquels vous pensiez dans ces échos ?
T : Rabah Ameur-Zaïmeche c’est pour nous aussi une évidence. Un film comme Le Gang des Bois du Temple semble habité par la nécessité du plan, de la choralité, et même dans son rapport à la musique : la séquence d’ouverture avec Annkrist qui chante La Beauté du Jour à l’enterrement est pour moi très empruntée à Yang… En tout cas dans le texte. Et aussi Apichatpong Weerasethakul. Le simple fait que les films de la Nouvelle Vague Taïwanaise l’ont autorisé à provoquer l’endormissement dans son cinéma…
TdP : Ah oui, on se bien rend compte de la dette que nombre de cinéastes ont contracté vis-à-vis de Yang. Son cinéma a été très important. Il faudrait poser la question à Lisandro Alonso, à Kelly Reichardt, à Ryusuke Hamaguchi, à Bi Gan… Il n’est plus là malheureusement, mais quelqu’un comme Hu Bo a surement dû être marqué par ses films aussi. C’est ce qui semble quand on voit An Elephant Sitting Still…
Lav Diaz probablement aussi… Sans doute que si je n’avais pas découvert Edward Yang, je n’aurais pas été aussi touché par ses films… Ça me fait penser à ces mots qu’auraient eu Elia Souleiman : « Si vous voulez comprendre le peuple palestinien, il faut voir les films d’Hou Hsiao-hsien » !
Entretien réalisé en visioconférence le 18 juillet 2025