Entretien avec Wang Bing pour la sortie de la trilogie Jeunesse
C’est amputé du troisième volet que j’arrive au bureau de l’attachée de presse. Pas grave, t’as vu le plus gros, me dis-je ! A l’heure où j’écris ces lignes, je me suis trompé. Si les deux premiers volets sont le miroir l’un de l’autre, le troisième en est la traversée. On entre dans une autre dimension, où le montage joue d’une alternance cruelle entre les machines à coudre des ateliers et les pétards joyeux des maisons dans les villages campagnards. Comme Wang Bing, c’est donc avec un sentiment d’inachevé que je vous présente cet entretien – inachevé jusqu’à la traditionnelle photographie de l’artiste, qui malheureusement a bondi de son siège à la fin pour vite aller chercher sa fille à l’école !
T : Les deuxième et troisième volets de Jeunesse (respectivement 2 avril 2025 et 9 juillet 2025 – ndlr) sortent enfin en France, bien que le montage soit terminé depuis presque un an et demi. Avez-vous encore le désir et l’énergie d’en faire la promotion ou êtes-vous passé à autre chose, pris dans d’autres projets ?
Wang Bing : J’ai terminé le montage des parties deux et trois uniquement l’année dernière. C’est donc seulement maintenant que je commence à réfléchir à un nouveau projet. Mais effectivement, en raison de l’actualité de la sortie, je me retrouve un peu dans une sorte d’aller-retour entre ce film et le nouveau que je prépare.
T : Avez-vous pensé à tourner ailleurs qu’en Chine ?
WB : Je me suis déjà posé la question de tourner à l’étranger, mais ça entraînerait beaucoup de difficultés. Déjà, du point de vue de la production, cela élèverait les coûts. Mais surtout, il y aurait pour moi le besoin de m’introduire et de comprendre un nouvel environnement, une nouvelle culture, ce qui me mettrait beaucoup de pression.
T : Pour en venir à Jeunesse, je trouve que la différence entre la première et la deuxième partie est très ténue. Beaucoup plus que dans d’autres de vos films, À l’ouest des rails exemplairement. Est-ce que vous sentez quelque chose de cet ordre ?
WB : Dans Jeunesse, je suis le quotidien de vies individuelles. C’est donc un récit assez fragmenté, c’est vrai, et je comprends que pour le public ça n’est pas forcément évident de voir de grandes différences entre les parties. Mais pour moi, ce n’est pas le même angle entre le premier et le deuxième volet : dans l’un, je filme des individus, leur vie affective, leur vie quotidienne, tout cela associé à un profond aspect émotionnel ; dans l’autre, j’essaie de donner davantage de place aux enjeux et conditions sociales, la façon dont ils travaillent et les difficultés auxquelles ils sont confrontées… Il y a pour moi une différence d’angle, même si les films ont quelque chose de similaire dans la forme, qui est de l’ordre de l’accompagnement du quotidien.
T : Ce qui frappe dans les deux films, c’est la paradoxale liberté des personnages. Comme ils travaillent dans des petits ateliers, ils parlent entre eux, ils ne sont pas beaucoup surveillés… Avant de lancer à proprement parler le tournage, avez-vous eu envie de poser votre caméra dans une grande usine ? Si cela avait été le cas, vous n’auriez peut-être pas pu capter exactement la même chose.
WB : J’ai eu en effet à un moment le projet d’aller tourner dans une très grosse usine, et j’avais commencé à faire des repérages. Mais c’était plus compliqué. En Chine, on trouve des entreprises de toutes les tailles, du petit atelier jusqu’aux grosses manufactures. Il aurait été plus contraignant de tourner au sein de ces dernières et de suivre la vie de ses ouvriers, car ils n’ont pas la même liberté qu’on voit dans le film. C’est beaucoup plus supervisé, réglementé. Eux-même sont beaucoup moins indépendants, donc je l’aurais été moi aussi avec ma caméra. Quand je suis arrivé à Zhili en 2014 et que j’ai découvert cette ville, immense, composée de tous ces ateliers qui sont très ouverts et dans lesquels on peut entrer et sortir très facilement, je me suis dit que c’était un endroit qui m’était beaucoup plus adapté.
T : Dans A l’ouest des rails (2002), vous placez la caméra dans le train, ce qui permet de traverser toutes les allées des usines, et de prendre conscience de l’immensité de cet espace. Dans Jeunesse, on voit la grande rue avec les bâtiments, mais on se rend moins compte des dimensions de la ville, de la densité du lieu où ces gens habitent. Est-ce volontaire ?
WB : Effectivement, j’ai fait le choix de ne pas montrer de manière très claire et cadrée l’ampleur de la ville. Dans ce chapitre de la trilogie, mon angle était de vraiment de suivre les gens, d’être toujours avec eux et de découvrir l’environnement à travers eux. Cela donne donc quelque chose de plus replié sur soi, on n’a pas de vue d’ensemble impersonnelle. On suit toujours des trajectoires individuelles.
T : Pour suivre ces fameuses trajectoires, vous avez besoin d’un équipement technique assez léger. Avez-vous déjà pensé tourner à l’iPhone ?
WB : C’est très rare que je tourne quelque chose avec mon téléphone parce que je trouve que ni le son ni l’image ne sont vraiment fidèles. Dans Jeunesse j’utilise une petite caméra toute compacte et je trouve qu’elle fait une très bonne image, de très bonne qualité.
T : Le film est-il diffusé en Chine ? A quel point le fait de tourner sans autorisation met à mal sa diffusion dans votre pays ?
WB : Avant, il y avait très peu de documentaires qui étaient réalisés en Chine donc personne ne s’y intéressait trop. Désormais, ça devient un peu plus compliqué parce qu’on commence un peu à regarder ce qui se fait… Et évidemment, je n’ai pas d’autorisation, je fais mon film comme ça, discrètement, sans distributeur officiel. La distribution se fait sous le manteau, sur internet, avec des liens… J’ai un distributeur en France, mais en Chine il n’y a pas de projection en salle.
T : Cela doit être difficile pour les cinéphiles chinois qui suivent votre travail, car ils ne peuvent pas avoir accès à votre cinéma dans les meilleures conditions… Cela recoupe avec une autre question : celle de la durée de vos films. De fait, la durée impose une certaine concentration du spectateur, car quand un film dure trois heures, on est forcé d’entrer dans un autre régime mental, de vivre avec le film. Et j’ai l’impression qu’une partie de ce régime-là repose sur la salle de cinéma.
W : Complètement. C’est totalement le cas pour mon premier film, A l’ouest des rails. Si on le regarde sur un ordinateur, c’est très compliqué, alors qu’au cinéma on rentre dedans très vite, on épouse son rythme. C’est donc effectivement plus difficile quand on n’a pas accès à une salle de cinéma. Mais ce ne sont aussi que des conditions extérieures. Quand j’ai tourné À l’ouest des rails, je ne pensais pas que mon film serait projeté sur des écrans dans le monde entier, je ne pensais pas du tout aux implications politiques ou autres… Moi j’avais étudié le cinéma et je m’étais dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, alors j’ai fait un film. Je suis parti avec ma caméra, de manière très simple, pas naïve mais vraiment très simple. Je n’avais pas idée de la complexité que ça pouvait entraîner de faire un film ; de toutes les contraintes politiques, les difficultés économiques des projections. Mais à force de faire des films et des documentaires, je me suis familiarisé avec ces situations, même si ce sont des choses sur lesquelles je n’ai en vérité pas de contrôle, malheureusement. Je reste malgré tout méfiant car je ne contrôle pas les conditions de diffusion de mes films en Chine.
T : Depuis que vous vivez de votre travail de cinéaste, est-ce que vous appréhendez les tournages différemment ? Le fait de se professionnaliser change-t-il quelque chose dans votre approche, votre rapport aux sujets et à ce que vous filmez ?
WB : Mes films ne font pas d’argent ! Donc j’ai juste de quoi mener ma vie normalement, me nourrir, me loger. Mais ce sont des films qui sont tournés de toute façon avec très peu de financement. J’ai ma fille, et il y a eu un ou deux films pour lesquels j’ai touché un salaire, ce qui a changé ma situation économique. Mais d’une manière générale, je suis habitué à vivre sans argent.
T : C’est un questionnement qui habite beaucoup de jeunes cinéastes aujourd’hui, comment fait-on pour vivre de son travail de cinéaste si finalement le travail ne rapporte pas d’argent, et dans ce cas-là qu’est-ce qu’on fait à côté ?
WB : Je tourne beaucoup et donc travaille beaucoup. Comme chaque film ne me rapporte que très peu d’argent, il faut en faire beaucoup.
T : Comment filme-t-on des gens qui n’ont pas le même confort de vie que soi, comme cinéaste ? Avez-vous déjà appréhendé la réaction des ouvriers ? Par exemple, qu’ils vous accusent de venir les filmer, de voler leur vie, puis de partir tranquillement et de capitaliser sur leur travail. D’une certaine manière, ils restent dans l’ombre de la personne qui les a filmés. Comment se positionne-t-on par rapport à ça ?
WB : En fait, quand je commence à tourner mes films, ils se font sous le regard et le contrôle d’une personne, c’est quelque chose qui a toujours été comme ça et qui n’a jamais changé, c’est un état de fait. C’est-à-dire qu’un film traite toujours de toute façon du regard d’une personne, sauf si on arrivait à faire des films tournés par une machine. Dans ce cas-là, on serait sous le regard et la supervision d’une machine. Dans le cadre du documentaire, c’est une situation inévitable : ça reste effectivement mon regard, ma narration, moi qui suis à l’initiative du film. Si mes tournages se professionnalisent petit à petit, je n’ai jamais eu de remise en question de la part des gens que j’ai filmé.
T : Cette semaine est sortie Tardes de Soledad d’Albert Serra. Il disait en interview que dans un documentaire, il fallait trahir son sujet. Qu’en pensez-vous ? Est-ce que les images de ces jeunes gens, de leur vie, sont trop précieuses pour être trahies ?
WB : Je n’ai pas du tout ce genre d’obstacle psychologique, de toute façon, tout auteur amène un regard sur ce qu’il filme et amène un point de vue. Quand je filme les gens, j’ai envie de les filmer tels qu’ils sont, de manière réelle et directe. Il n’y a pas de moment où je suis dérangé par ce que je vois dans la caméra, où de choses que je ne voudrais pas intégrer au montage. En fait, je prends le parti de devoir les intégrer tels que je les vois, tels qu’ils sont.
T : Dans la mesure où la trahison intervient surtout au montage, peut-être que la longueur de vos films vous protège de ces questionnements ?
WB : Effectivement, on peut vraiment fabriquer des choses au tournage comme au montage. C’est quelque chose qu’on ne peut pas prouver, parce que quand on présente un film, on peut toujours dire que l’on a respecté les gens, et personne ne pourrait vérifier. On peut faire des choses au montage et au tournage dont le spectateur ne sera jamais conscient. Mon parti pris, c’est d’éviter au maximum la dramatisation artificielle d’une situation par le tournage ou le montage. Je ne vais jamais intervenir, ni provoquer ou essayer de renforcer des tensions, ou ni faire des mises en situation qui amèneraient un conflit. J’essaie au contraire d’avoir un point de vue très simple et direct, de proposer des images et des cadres qui donnent à voir les choses telles qu’elles sont, sans chercher à les orienter. Par exemple, sur A l’ouest des rails, on a de longues séquences où j’ai pris le parti de réduire au minimum les interruptions liées au montage, justement pour éviter une construction avec des ruptures. Je filmais l’histoire macro, la grande Histoire, c’est un récit avec finalement une focalisation assez large.
Pour Jeunesse, c’est différent, on a un récit qui se construit à travers des histoires individuelles. Ce sont des petits moments qui font avancer le récit. Donc il y a beaucoup plus de ruptures, il y a beaucoup plus de construction. C’est un récit beaucoup plus intime, fragmenté entre plusieurs personnages. Le travail de montage et de tournage n’est pas le même. Dans tous les cas, j’essaie vraiment de ne pas intervenir, de ne pas orienter la direction du film.
T : Est ce que vous vous êtes posé la question de filmer les patrons ? Est-ce qu’ils ont accepté d’être filmés, suivis au quotidien ? La trahison intervient aussi lorsqu’il y a des choses à cacher. Contrairement aux ouvriers, la question se pose peut-être plus directement pour eux.
WB : En fait, on n’est pas du tout dans la situation du siècle précédent, avec de grosses entreprises, des grands patrons et des petits ouvriers. Pour moi, les patrons à Zhili sont des ouvriers eux-mêmes. On peut penser en les voyant que comme ce sont des patrons, ils s’en sortent mieux, ils vivent mieux. En fait, ils sont quand même très exposés aux risques de banqueroute pour leur petite entreprise, et leurs marges de profit dans cette industrie est extrêmement faible. Ce sont des patrons qui bossent au moins autant que les ouvriers, et tous ces gens travaillent pour le marché. On est vraiment dans une situation où aujourd’hui, on travaille pour le marché, et on ne sait pas pour qui on bosse. Tout le monde bosse pour faire son petit profit, mais on ne sait pas qui récupère l’argent au final, on ne sait pas comment sont redistribuées les richesses. Les patrons que je filme n’ont pas de secret non plus, ce sont des gens qui courent à droite à gauche pour gérer leur entreprise. Ils sont extrêmement nombreux, et parfois au bout d’un an ou deux ans, il y en a qui s’enfuient, ou ils font faillite. L’économie s’est complètement restructurée. Avant, les ouvriers travaillaient pour le grand marché, qui était le grand employeur, mais maintenant ce que je filme, qu’ils soient ouvriers ou patrons, ce sont tous des petits ouvriers.
T : Dans un entretien, vous dites qu’au moment de faire le film, vous êtes très enthousiaste, et qu’une fois fini, vous doutez beaucoup de votre propre film, que vous ne savez plus trop quoi en penser. Ces temps de promotion, ces échanges avec les journalistes et avec le public, vous redonnent-ils confiance en vous. Aujourd’hui, êtes-vous satisfait de ce que vous avez fait avec Jeunesse ?
WB : Oui, Jeunesse est un projet qui a demandé des années de tournage. C’est un très long projet, qui m’a demandé énormément d’énergie, et j’ai rencontré beaucoup de gens. Il y a beaucoup d’histoires et de gens que j’ai dû abandonner en chemin. Donc c’est vrai que j’ai un sentiment d’inachevé sur un certain nombre de séquences. Quand je vois le film, leur histoire s’est retrouvée simplifiée, il manque un certain nombre de choses parce qu’on n’a pas pu leur accorder assez de temps de tournage, assez de temps avec la caméra. Mais c’était un projet très complexe, on ne pouvait pas avoir tout le monde, tout le temps, donc on a dû faire des choix. J’ai toujours un sentiment d’inachevé quand je vois mon film. J’essaie toujours de faire le film le plus complet et honnête possible, mais forcément, quand je tourne, je suis face à tout un tas de limitations, qu’elles soient émotionnelles ou sociales. Même si j’ai une vraie liberté apparente dans ma manière de travailler, de faire mes documentaires, finalement je suis aussi soumis à une énorme quantité de contraintes.
Jeunesse de Wang Bing, parties 2 et 3 au cinéma les 2 avril et 9 juillet 2025
Entretien réalisé par Grégoire Benoist-Grandmaison à Paris, le 26 mars 2025
Traduit par Hugo Paradis-Barrère